[Article] le 01 Mar 2023 par

La frontière, un laboratoire esthétique et idéologique pour des réalisateurs kurdes

Thèse en cours intitulée Les “films kurdes” depuis 1968 : définition, typologie, histoire, Paris 3 - Sorbonne Nouvelle, laboratoire IRCAV, et chargée d’enseignement en Cinéma kurde à l’INALCO.

Certains réalisateurs kurdes ou d’origine kurde représentent la frontière pour révéler des tensions et des dynamiques qui actionnent des dissensions politiques, sociales, ethniques, religieuses ou linguistiques inhérentes à l’aire kurde. La frontière agit comme un lieu de création improbable où ces cinéastes mettent en avant une ambivalence élémentaire dans leurs films : reconnaissent-ils les frontières des quatre Etats-nations qui définissent le Kurdistan ou inventent-ils des frontières kurdes ? Pour ces réalisateurs, la frontière n’est pas uniquement une démarcation politico-spatiale dessinée par des accidents géographiques, des circuits économiques, des fronts militaires ou des résultats juridiques de traités et de négociations historiques, mais aussi un concept que l’on peut illustrer ou suggérer autrement qu’en montrant à l’écran des frontières réelles. Ils construisent de cette façon leur propre représentation des Kurdes à l’intérieur des Etats-nations turc, irakien, iranien et syrien.

Frontières réelles

Lorsque des réalisateurs procèdent à l’écriture puis au tournage de leur scénario, ils sont confrontés à des limites matérielles (lieux, décors, dates) et à des limites immatérielles (opinion politique, pratiques religieuses et sociales, usages, etc.). Selon Mustafa Gündoğdu, les réalisateurs kurdes ne s’en tiennent pas à ces limites, ils utilisent la frontière comme un motif esthétique récurrent(1). Mettre en scène la frontière, c’est inscrire le Kurdistan sur un territoire fragmenté alors qu’il ne possède pas de limites territoriales internationalement reconnues et qu’il n’est dessiné sur aucune carte en tant que pays.

Chroniques frontalières

Filmer dans les régions kurdes serait une tentative de déterminer le « pays des Kurdes ». Pour Yilmaz Ozdil, la frontière est un élément fondateur du paysage cinématographique du Kurdistan(2). En effet, les frontières séparant la Turquie, l’Irak, l’Iran et la Syrie sont souvent présentes dans les films, visibles et reconnaissables grâce à des points de passage, réels ou fictifs, ou à des barrières, naturelles ou artificielles. Des réalisateurs affirment l’existence des frontières tout en inventant des intrigues dans lesquelles des hommes et femmes kurdes coexistent dans un environnement qui leur est propre mais dont le territoire appartient à l’un des quatre Etats-nations concernés.

Certains films kurdes mettent en scène des passages frontaliers. Ces franchissements sont une étape essentielle pour la progression dramatique de personnages qui traversent les frontières pour rejoindre une autre région du Kurdistan. Dans Yol (La Permission, 1982) de Yilmaz Güney, un des cinq prisonniers bénéficiant d’une semaine de liberté conditionnelle, un Kurdo-Turc condamné pour raisons politiques, rend visite à sa famille dans un village kurde sur la frontière avec la Syrie et en profite pour s’enfuir dans ce pays et reprendre la lutte avec ses frères d’armes. Dans Dol (Dol ou la Vallée des tambours, 2007) de Hiner Saleem, un jeune homme fuit au nord de l’Irak les autorités turques à la suite d’une altercation avec un militaire. Dans Gitmek : benim Marlon ve Brandom (My Marlon and Brando, 2008) de Hüseyin Karabey, une jeune femme prend la route depuis Istanbul afin de rejoindre l’être aimé à Bagdad. Dans Bekas (2012) de Karzan Kader, deux jeunes frères orphelins montent sur le dos de leur âne Michael Jackson dans l’espoir de gagner les États-Unis pour rencontrer Superman. Ou encore, dans My Sweet Pepper Land (2013) de Hiner Saleem, une jeune institutrice s’affranchit de l’autorité de son père et de ses nombreux frères en quittant son village natal de l’est de la Turquie afin d’exercer sa profession dans un village du nord de l’Irak.

La scène d’ouverture de Før snøen faller (Before Snowfall, 2013) d’Hisham Zaman présente le franchissement clandestin de la frontière irako-turque par le jeune protagoniste, Seyar, dont nous apprendrons plus tard qu’il s’éloigne de son village natal pour restaurer l’honneur familial en retrouvant et tuant sa sœur fugueuse. La traversée du poste frontière est asphyxiante. La caméra suit les pas rapides de Seyar, se faufile entre les camions arrêtés sur un parking d’appoint, puis elle filme Seyar de face, qui porte des lunettes de piscine noires. Deux hommes enserrent d’un film plastique alimentaire son corps, ses vêtements puis son visage, un trou est percé au niveau de sa bouche. (Ill. 1) Entendre son inspiration provoque une sensation de suffocation chez le spectateur. Dans les plans subjectifs qui suivent, Seyar est plongé dans un liquide sombre et luisant, à l’intérieur d’un espace méconnaissable. Le jeune homme crache, s’étouffe. Une fine ouverture laisse filtrer un peu de lumière de l’extérieur. Des chaînes se balancent. Si Seyar s’accroche à elles, il ne coulera pas. Un panoramique dévoile, à peine visible dans ce bain de pétrole, son corps immergé dans la citerne d’hydrocarbure d’un camion. Son visage est noir, le film plastique s’en est allé. Aux portes de la frontière, les militaires effectuent leur contrôle. La vanne de la citerne s’ouvre, une lampe de poche éclaire l’intérieur. Seyar s’est laissé couler au fond pour passer inaperçu. Une fois la frontière franchie, il s’allonge sur le toit du véhicule, les yeux mi-clos, la peau noircie.

Cette scène d’ouverture est originale car le réalisateur ne présente pas son personnage principal. Plutôt que de mettre en scène des traits de caractère ou toute parole indiquant son identité aux spectateurs, Hisham Zaman orchestre la transformation de Seyar. Le film plastique enserrant ses vêtements et son visage, ainsi que ses lunettes de piscine noires, déshumanisent le jeune Kurdo-Irakien. S’il n’est plus un homme, son corps se soustrait aux règles étatiques et juridiques afin de franchir la ligne. D’autant plus qu’Hisham Zaman orchestre également la disparition de Seyar, qui n’est plus reconnaissable voire ne semble plus humain. Lorsque le camion s’arrête au poste de contrôle, deux espaces antagonistes se créent entre l’extérieur et l’intérieur de la citerne où Seyar s’asphyxie. Le seul élément qui les relie est la lampe de poche du militaire turc. La citerne est un no man’s land ensevelissant Seyar. C’est un espace sans vie, sans bruit ni oxygène, qui lui accorde pourtant, une fois la frontière traversée, la possibilité de renaître.

Au bord des mondes

Cinq films de Bahman Ghobadi situent leurs intrigues dans une zone frontière : Zamân-e baraye masti ashba (Un temps pour l’ivresse des chevaux, 2000), Gomgashtei dar aragh (Les Chants du pays de ma mère, 2001), Lakposhtha hâm parvaz mikonand (Les tortues volent aussi, 2004), Niwemang (Demi-lune, 2006) et Life on the Border (2015). Ce réalisateur traite la frontière à la fois comme décor et, en quelque sorte, comme protagoniste(3). Omniprésente et omnipotente, la frontière intervient directement sur la vie des habitants. Ceux-ci sont dépendants des ouvertures, des fermetures ordonnées par les États centraux, des ressources transportées clandestinement par les contrebandiers et des rencontres familiales à l’occasion de mariages, de concerts ou de funérailles. Les frontières animent autant qu’elles compliquent le quotidien des Kurdes qui sont installés près d’elles.

Avec ses propres règles et ses propres langues, Bahman Ghobadi fait de la zone frontière un lieu de création artistique et, plus exactement, un studio de cinéma dont les murs sont le ciel et les montagnes. Le tournage de Lakposhtha hâm parvaz mikonand, premier long métrage de fiction réalisé en Irak depuis la chute du régime baathiste, a ainsi eu lieu à la croisée des frontières iraniennes, irakiennes et turques. Pour Bahman Ghobadi, ce film, en tant qu’objet culturel, est une arme symbolique qui lui permet d’inventer cinématographiquement le Kurdistan sur un territoire au bord des mondes, entre l’Iran, l’Irak et la Turquie(4). L’intrigue se déroule dans un camp de réfugiés, peu de temps avant l’intervention militaire américano-européenne de la nuit du 19 au 20 mars 2003. Soran, jeune garçon surnommé Kak Satellit car il est toujours au courant des actualités, est le meneur des enfants réfugiés du camp. Il veille à leur survie en leur trouvant un travail : déminer les champs de la frontière pour les rendre à nouveau cultivables. Il est rejoint par une fratrie rescapée : l’adolescent Hengov, sa petite sœur Agrin et le tout jeune fils de celle-ci. Ce film coïncide avec les revendications administratives et politiques des mouvements nationalistes kurdes qui reprennent, à cette période, les rênes de  l’échiquier politique irakien. Le dernier film de Bahman Ghobadi, Life on the Border, « libère » d’un point de vue artistique quelques camps de réfugiés kurdes situés aux frontières turco-syriennes et turco-irako-iraniennes. Avec son équipe, le cinéaste a encadré la réalisation de six courts métrages de six enfants et adolescents qui racontent leurs histoires passées et leur quotidien. Il a fait des frontières un lieu de création, un autre type de laboratoire, une façon pour ces jeunes Kurdes d’extérioriser leur vécu et de parler d’eux grâce à des ateliers cinématographiques.

Bilal Bulut a également utilisé la frontière comme décor pour son seul court métrage comme réalisateur, Qêrîn (Çığlık, 2013). A la différence que, au lieu de reconstituer un camp de réfugiés fictif, il installe sa caméra dans une plaine, entourée de montagnes, qu’il divise en deux au moyen de fils barbelés. Le dispositif est simple, l’intrigue aussi : deux familles kurdes vivent des deux côtés de la frontière et parviennent à communiquer, au pied des postes des gardes-frontières, grâce aux chants dengbêj. Le dernier plan met en évidence la maxime d’Atatürk dessinée sur un flanc de montagne, « Ne mutlu Türküm diyene ! », qui se traduit par l’expression « Heureux celui qui se dit Turc ! » (Ill. 2). Bilal Bulut utilise le motif de la ligne pour ériger une frontière à l’intérieur du cadre. Cette frontière est facilement déterminable pour le spectateur. Au lieu d’être une ligne contour, elle est une ligne séparatrice, un barbelé qui traverse le paysage par le milieu. Elle est un enjeu de contrôle des populations pour les militaires turcs qui la surveillent, un lieu de rencontre pour les familles qui chantent leurs histoires. Pour Bilal Bulut, les séparations physiques ne sont que des instruments politiques. Ce sont les montagnes environnantes, situées en arrière-plan, qui délimitent le véritable foyer et « pays des Kurdes(5)».

Frontières symboliques

Dans de nombreux films, les frontières sont invisibles : suggérées et non montrées, symboliques et non réelles. Cette recomposition intervient notamment dans des éléments de décor et des gestes des personnages. Pour certains réalisateurs, les frontières deviennent alors des lieux mentaux de confrontation des pratiques et des souvenirs, des idées et des valeurs. Retenons deux exemples : Kilamek ji bo Beko (Un chant pour Beko, 1992) de Nizamettin Ariç et Kick Off (2009) de Shawkat Amin Korki.

Dessins d’enfants

Dans les années 1990, des réalisateurs ont pris la caméra pour inventer des histoires inspirées d’événements vécus. Cette décennie est marquée par de nombreux bouleversements tels que les conséquences à long terme de la guerre Iran-Irak (1980-1988) ou que les massacres dits « Anfals » en Irak (1988). Ces commotions ont suscité des aides humanitaires internationales ainsi qu’un phénomène de médiatisation de masse. Les représentations cinématographiques des Kurdes ont été modulées, à cette période, par la nécessité d’enregistrer ces événements.

Dans Kilamek ji bo Beko, Nizamettin Ariç raconte la fuite forcée du chef de famille Beko, qu’il interprète, depuis la région kurde de Turquie jusqu’à son exil en Allemagne, en passant par la frontière turco-syrienne et le nord de l’Irak. Lors de son périple, Beko s’installe quelques jours dans un campement de réfugiés kurdes principalement composé d’enfants orphelins et de femmes. Dans une scène, Beko se réfugie avec un groupe d’enfants dans une grotte pour se protéger des avions irakiens. Pendant qu’il s’assure que les avions s’éloignent, les enfants se recroquevillent le long des parois. Zeynep, la plus jeune des enfants, prête sa tortue à l’un de ses camarades, sans dire un mot, pour le consoler et le rassurer. Beko rejoint les enfants et découvre, dans une succession de trois plans serrés, leurs dessins exécutés à la craie sur les murs. Ces dessins expriment la monstruosité de la guerre. Les avions, les soldats, les larmes ont gagné une forme de banalité dans leur quotidien. Puis, un à un, les enfants racontent à Beko leurs expériences avant de lui montrer leur trésor : des douilles de bombes qu’ils collectionnent. L’un d’eux porte un kûlav, un chapeau traditionnel de forme cylindrique sur lequel est brodé deux fois « Kurdistan » en soranî et en kurmancî. (Ill. 3)

Nizamettin Ariç présente ici une frontière symbolique. Elle n’est plus modelée sur des configurations ethniques, politiques ou géographiques, mais s’incarne dans les parois de la grotte qui sépare les réfugiés du reste du monde. Ce lieu quasi clos structure ce que la frontière cloisonne : la concentration d’hommes et de femmes sur un territoire. Les murs remplacent les barbelés hostiles. Ils sont habillés par des dessins et habités par des enfants. La grotte est un espace intermédiaire où un groupe d’enfants forme une société miniature dans laquelle ils se reconnaissent en tant que Kurdes. Leur histoire commune est construite pierre par pierre, mot par mot entre les enfants et Beko. Les récits des enfants illustrent l’importance de l’oralité pour les Kurdes. Comme ils ne possèdent pas d’institutions étatiques et patrimoniales, les mœurs, les particularismes locaux, leur histoire politique et culturelle sont conservés et transmis oralement. De la même façon que les premiers hommes se regroupaient dans les grottes et dessinaient sur les parois leurs exploits de chasse, les enfants racontent et collectionnent. Les dessins, dans cette séquence, sont une première forme d’écriture historique. Ils semblent figurer une naissance, celle d’un peuple kurde au commencement. Ils seraient comme des témoignages illustrés de l’Histoire dans un lieu de mémoire où se formeraient les premiers jalons d’une identité collective kurde.

Les tribunes du stade de Kirkouk

Selon Jean-François Pérouse, les critères ethniques, territoriaux, linguistiques, religieux, économiques et socioculturels sont inadéquats pour définir les contours du Kurdistan. Par cette idée, il fait acte de l’impossibilité de délimiter strictement un espace ou une aire d’appartenance(6). Le réalisateur Shawkat Amin Korki évoque cette impossibilité tout autrement dans son film Kick Off qui conte avec ironie l’absurdité de l’intangibilité des frontières, la mixité des hommes et des femmes dans un même territoire et leurs difficultés à en sortir comme à y entrer. Shawkat Amin Korki livre une comédie dramatique sur des réfugiés turcs, arabes, kurdes et assyriens occupant le stade de la ville irakienne de Kirkouk où deux jeunes hommes amis et passionnés de football, Asu et Sako, décident d’organiser un tournoi amateur pour rejouer la coupe d’Asie des nations de 2007. Choisir le stade de Kirkouk comme lieu unique de l’action du début à la fin inscrit les personnages dans un contexte économique et politique précis : celui de la condition des rescapés de conflits internes, celui aussi du non-rattachement de cette ville à la région autonome kurde d’Irak(7). Le réalisateur a habité plusieurs mois dans le stade au même titre que les réfugiés qui y vivent. Ce film pose un regard semi-documentaire mêlant les expériences des acteurs-réfugiés non professionnels, de l’équipe du film et du réalisateur.

Dans une scène, les habitants du stade, supervisés par Asu et Sako, décident d’organiser une séance de cinéma en plein air grâce à l’installation d’un vidéoprojecteur directement relié à une parabole satellite. La finale de la coupe d’Asie des nations est à l’affiche. Un montage alterné nous montre tantôt la foule des supporters, tantôt Sako qui manie la télécommande pour trouver la bonne chaîne de diffusion. Il n’y parvient pas immédiatement et de courts extraits de films de cinéma sont reconnaissables sur l’écran, comme City of Angels (La Cité des Anges, 1998) de Brad Silberling, remake américain des Ailes du désir (Der Himmel über Berlin, 1987) de Wim Wenders. Les plans sur les supporters, quant à eux, incluent tous un drapeau du Kurdistan dans le champ. De l’installation du vidéoprojecteur et du drap blanc servant d’écran jusqu’aux réglages techniques, tout le monde participe à cette entreprise collective. D’un lieu d’habitation provisoire pour les réfugiés turcs, arabes, kurdes et assyriens, le stade devient une salle de projection pour les personnages du film.

Dans une autre scène, Asu et Sako se disputent car ils ne parviennent pas à se mettre d’accord sur les couleurs des maillots de football qu’ils doivent acheter. Asu, distrait, attend qu’une voiture démarre et sorte du stade pour se lancer à sa poursuite. Il veut regarder partir la femme dont il est amoureux. Il se dirige vers les murs du stade qui s’apparentent à une frontière dressée entre un intérieur clos et un extérieur insécurisé, et franchit les gradins pour s’arrêter au sommet. Sa course est filmée en plan large pour accroître la verticalité des gradins dont il fait l’ascension. (Ill. 4) Le temps de cette course, le stade se transforme peu à peu, par une succession de trois plans distincts. Le premier expose les gradins comme lieu de refuge, le deuxième et le troisième les présentent comme des obstacles infranchissables. Dans ces plans serrés, les marches occupent tout l’écran, donnant une impression d’étouffement et d’essoufflement. Une fois en haut des gradins, Asu ne peut pas et ne veut pas sortir du stade. Il regarde la voiture disparaître. Un bruit sourd se fait entendre, des fumées s’échappent des rues de Kirkouk, une explosion a eu lieu à l’extérieur du stade. Des cris de joie rompent le chagrin d’Asu. Des enfants courent, traversant les gradins dans leur longueur. Ils vont rejoindre un atelier de peinture pour fabriquer le drapeau des jeux Olympiques qui représentera le tournoi de football auquel ils vont participer.

Shawkat Amin Korki expose un enfermement esthétique et interroge la manière dont les Kurdes cohabitent entre eux et avec d’autres communautés. Le stade de Kirkouk est un espace délimité par les gradins, un lieu quasi clos. Les gradins et les tribunes sont une incarnation des frontières à l’intérieur desquelles des hommes et des femmes se reconnaissent. Même si les réfugiés ne sont pas contraints physiquement de rester dans son enceinte, la peur de l’extérieur contraint leur mobilité dans la ville. Le tournoi de football amateur, quant à lui, matérialise les sentiments d’appartenance des joueurs qui se forment et s’affrontent lors du match. Les gradins incarnent deux frontières matérielles. La première est une séparation des réfugiés avec les habitants de Kirkouk. La seconde s’érige en murs de salle de projection éphémère provoquant une fracture dans le quotidien des habitants du stade. Au-delà de cet ancrage physique, les frontières mises en scène par Shawkat Amin Korki sont de nature immatérielle. Son film présenterait un possible vivre-ensemble entre différentes communautés sur un territoire exigu et partagé. Le réalisateur semble fantasmer une cohésion kurde grâce à deux métaphores : le tournoi de football avec son drapeau représentant les anneaux des jeux Olympiques, qui agit comme agent fédérateur malgré une évidente pluralité de langues et de cultures, et les frontières imaginaires d’un Kurdistan incarnées par les tribunes du stade de Kirkouk.

Franchir ou inventer cinématographiquement des frontières, c’est rendre compte aux spectateurs de la complexité des histoires politiques et humaines des Kurdes en Turquie, en Irak, en Iran et en Syrie. Pour certains, le Kurdistan est une frontière, un lieu de passage ou de franchissement – légal ou non – servant aux intrigues de leurs films. Il est également un lieu de tournage en extérieurs, permettant d’être au plus près des histoires individuelles des Kurdes ayant grandi et vécu dans cette aire géographique morcelée. Pour d’autres, le Kurdistan a une existence mémorielle voire fantasmatique. Il n’est pas uniquement un paysage doté de frontières mais s’incarne dans le film grâce à des contours symboliques. La frontière est une zone d’expérimentation cinématographique pouvant être à la fois un endroit où se tournent des films, en périphérie des États-nations turc, irakien, iranien et syrien, et un espace réutilisé à des fins esthétiques et idéologiques. Un laboratoire dans lequel des hommes et femmes kurdes se reconnaissant comme tels s’animent, grandissent, s’aiment et se haïssent, un laboratoire dans lequel des réalisateurs fantasment, à leur façon, les contours d’une communauté kurde hétérogène.