[Article] le 01 Mar 2023 par

Frontières, Etats-nations et minorités au Moyen-Orient

Le cas des Kurdes après la Première Guerre mondiale : un nationalisme sans nation ?

Comment le partage des provinces arabes de l’Empire ottoman a créé de nouveaux territoires et de nouvelles frontières.

En 1918, l’Empire ottoman se retrouve dans le camp des vaincus de la Première Guerre mondiale et les vainqueurs procèdent à son démantèlement. Dès le mois de novembre 1915, Britanniques et Français, auxquels s’étaient joints les Russes en 1916, s’étaient secrètement partagé ses provinces arabes à travers les accords Sykes-Picot. La préoccupation fondamentale des Britanniques concernait les régions de Syrie du vilayet de Mossoul. A partir de mars 1917, la Grande-Bretagne occupa militairement toute la région arabe de l’actuel Irak et, à la fin de la guerre, celle de Mossoul, en dépit du fait que cette dernière se trouvait dans la zone A de l’accord, qui devait initialement revenir à la France.

La Première Guerre mondiale reste un élément décisif de l’histoire de l’actuel Moyen-Orient. La chute de l’Empire ottoman a réveillé les nationalismes turc, arabe et kurde. Mais les tracés frontaliers imposés ont ignoré les demandes des minorités ethniques et religieuses qui ont ainsi été fractionnées.

Nous étudierons ici le cas des différentes minorités et en particulier celui des Kurdes : les éveils nationalistes dans une première partie, puis les revendications et leurs aboutissements. Les Kurdes ont eu des revendications nationalistes et territoriales, mais leur cas reste à part, c’est ce que nous démontrerons en conclusion.

Très tôt les Britanniques remirent en question l’accord secret « Sykes-Picot ». En novembre 1918, avant même l’armistice, Clemenceau abandonne la région de Mossoul à Lloyd George, en ne s’intéressant qu’aux rives du Rhin(1). Aux conférences de Londres et de San Remo, au début des années 1920, Britanniques et Français parvinrent à un accord final et réussirent à modifier la carte des nouveaux Etats. La distinction entre administration directe et sphère d’influence fut abandonnée pour la notion de « mandat » de plus en plus vidée de son sens wilsonien initial. Les Français reconnurent le mandat anglais sur la Palestine. La frontière des deux zones A et B, tracée en 1916, subit des modifications : le vilayet de Mossoul fut attribué aux Britanniques moyennant une promesse faite à la France d’une participation à l’exploitation des gisements de pétrole qui pourraient y être découverts. Le 5 mai (1920), à l’issue de la conférence de San Remo, l’accord final fut rendu public, qui sera entériné beaucoup plus tard, en 1922, par la Société des Nations(2).

La France reçut le mandat sur la Syrie tandis que la Grande-Bretagne obtint ceux sur la Mésopotamie, la Palestine et tous les territoires de Transjordanie. Français et Britanniques imposèrent ainsi les découpages régionaux.

A la conférence du Caire, en mars 1921, Churchill décida de confier l’autorité politique sur le mandat irakien à l’Emir Fayçal, qui venait d’être chassé de Damas par les Français. L’Irak accéda rapidement à l’indépendance une fois les intérêts économiques et stratégiques britanniques garantis. La Grande-Bretagne procéda à un allégement de sa présence militaire au profit d’une force armée locale étroitement contrôlée.

Palestine et Transjordanie

De septembre 1918 jusqu’en 1920, la Palestine demeura sous administration militaire britannique et le mandat britannique fut officialisé par la Société des Nations en juillet 1922. Dès septembre 1922, les Britanniques fondèrent le Royaume de Transjordanie, une  partie de la Palestine mandataire située à l’est du Jourdain, et y plaça à sa tête le roi Abdallah.

La Grande Syrie

Le mandat français sur la Syrie fut composé de quatre provinces : les sandjaks de Damas et d’Alep, l’État alaouite (1920) et l’État du Djebel druze (1921). La même année, le général Gouraud créa la Fédération syrienne qui regroupait Damas, Alep et l’État alaouite, sans le Djebel druze, ni Alexandrette. En 1924, l’État alaouite en fut également séparé.

1 - La montée des nationalismes et la création de la Turquie.

Le sursaut national des Turcs

La défaite de l’Empire ottoman, puis sa capitulation, choqua la population turque et, en mai 1919, Mustafa Kemal Pacha, envoyé en Anatolie par le grand vizir Ferid Pacha, organisa la lutte pour l’indépendance. Invoquant la fraternité des Turcs et des Kurdes, il appela à l’unité des éléments musulmans pour chasser les envahisseurs de la patrie musulmane(3). La constitution d’un gouvernement provisoire fut décidée et, le 23 avril 1920, la Grande Assemblée Nationale de Turquie se réunit à Ankara et le premier gouvernement national fut formé le 3 mai.

Par le traité de Moscou (16 mars 1921), Mustafa Kemal obtint du gouvernement bolchévique que les accords passés durant la guerre, avec Moscou, au sujet des régions arméniennes qui devaient revenir à la Russie, soient dénoncés. Le gouvernement bolchevique reconnut également la pleine souveraineté de la Turquie sur les Détroits. Harcelée par l’armée nationaliste turque, l’Italie évacua la région d’Adalia en juin 1921 et la France, la Cilicie en octobre 1921(4). De 1920 à 1922, la Turquie mena sa guerre d’Indépendance contre les Grecs, avec l’aide des Kurdes, auxquels Mustafa Kemal promit un Etat « où le Turc et le Kurde vivront comme des frères sur un pied d’égalité »(5)… Van Bruinessen écrit : « Les Kémalistes appelant à une fraternité turco-kurde sous l’égide du califat avaient plus de succès que tous les appels nationalistes kurdes ».

Mustafa Kemal parvint à chasser les Grecs en août 1922, au prix de nombreux massacres de populations civiles. La Grèce évacua également la Thrace orientale. La Grande-Bretagne tenta de conserver le contrôle des Détroits, mais la France et l’Italie en décidèrent l’évacuation militaire en septembre 1922. Le 11 octobre, l’armistice de Mudaniya fut signé et les Turcs retrouvèrent la souveraineté sur Constantinople. Mustafa Kemal abolit le sultanat le 2 novembre(6). Une fois la victoire militaire assurée et l’armistice signé, le 1er novembre, Mustafa Kemal déclara au Parlement : « l’Etat est un Etat turc ». Ses victoires lui permettaient d’obtenir des puissances occidentales une révision du traité de Sèvres. Le traité de Lausanne (1923) repoussa la frontière turque à l’ouest de Constantinople et assura au nouvel Etat la pleine souveraineté sur les Détroits et sur toute l’Asie mineure. Il prévoyait également de vastes transferts de populations (près de deux millions de Grecs de Turquie et de Turcs de Grèce(7)). La question arménienne restait « non résolue » et le génocide, jusqu’à ce jour, non reconnu. Lorsque quelqu’un s’inquiétait du sort des Kurdes, le délégué Ismet Inönü répondait « les Kurdes ne sont pas une minorité, ils sont un peuple au même titre que les Turcs et ils gouverneront ensemble comme des frères ». Le traité de Lausanne ne donnait aucune protection aux Kurdes. L’article 39 précisait que « Les ressortissants turcs appartenant aux minorités non musulmanes jouiront des mêmes droits civils et politiques que les musulmans », ce qui excluait de son bénéfice les minorités ethniques de religion musulmane.

Il est un point que le traité de Lausanne n’a pas réussi à trancher, c’est la question de Mossoul (où se trouvaient nombre de Kurdes). Finalement, ce n’est qu’au cours de sa trente-septième session, du 16 décembre 1925, que le Conseil de la Société des Nations a tranché, en rattachant ce vilayet à l’Irak, selon les vœux britanniques, et en adoptant, en faveur des Kurdes, les garanties suggérées par la Commission d’enquête au sujet d’une autonomie administrative et culturelle(8). La négociation turco-anglo-irakienne aboutit à la fixation d’une nouvelle frontière tout en rattachant les Kurdes du vilayet de Mossoul au nouvel Etat créé par les Anglais. En 1926, Bagdad promulgua une loi dite « des langues locales ». Les Kurdes d’Irak obtenaient des écoles enseignant dans leur langue, mais limitées au niveau primaire et à quelques régions. L’année 1930 vit la fin du mandat britannique sur le royaume d’Irak qui devint officiellement indépendant(9).

Le nationalisme arabe

On peut faire remonter l’émergence des idées nationales arabes à la seconde moitié du XIXe siècle. Elles sont nées, entre autres, chez les chrétiens à la suite de la guerre religieuse que connut la région en 1860. A la veille de la Première Guerre mondiale, le nationalisme arabe s’exprimait dans deux organisations principales : une organisation légale, le « Comité de la Réforme », fondé en 1912, dont l’objectif était la décentralisation de l’Empire ottoman et une organisation secrète, la « Société Jeune Arabe » ou « Al-Fatat », fondée en 1911, dont le programme, beaucoup plus radical, était l’indépendance des Arabes.

Les mouvements nationaux arabes, jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale étaient encore loin d’une revendication nationaliste et séparatiste, et leurs projets se limitaient à l’organisation de réformes dans les provinces arabes, l’utilisation de la langue arabe et la décentralisation.

Le nationalisme azéri

L’histoire politique de l’Azerbaïdjan commence avec les manifestations de la révolution constitutionaliste iranienne (1906-1911), quand la province devint le bastion de la lutte contre Mohammad-Ali Shâh et les Russes. Le partage anglo-russe de l’Iran en 1907, l’occupation ottomane de la région située à l’ouest du lac d’Ourmia, puis l’occupation russe de la province fragilisèrent sa situation(10). Entre les deux guerres du XXe siècle, l’Azerbaïdjan vit l’émergence d’une série de mouvements autonomes. Le mouvement du Cheikh Mohammad Khiâbâni (1919-1920) et celui du parti démocrate Ferqa-yedemokrât-e Azarbigân qui revendiquait la séparation d’avec l’Iran.

L’Azerbaïdjan oriental -actuelle République d’Azerbaïdjan– est un ancien territoire iranien unifié jusqu’aux années des guerres irano-russes de 1804-1813 et 1826-1828. La frontière iranienne avec la Russie a été repoussée vers le sud par les traités de Golestan et de Turkmantchaï, aux dépens de l’Iran(11). Après la révolution d’octobre 1917, l’Azerbaïdjan devint brièvement indépendant, avant d’être annexé à l’URSS comme république socialiste. La partie de l’Azerbaïdjan qui était restée sous domination de l’Iran, située au nord-ouest du pays, fut plus tard administrativement divisée en deux provinces : celle de l’Azerbaïdjan et celle d’Ardabil. La province d’Azerbaïdjan fut elle-mêmedivisée en deux départements : l’Azerbaïdjan oriental et l’Azerbaïdjan occidental, peuplé d’Iraniens de langue azérie, de langue kurde, de langue et d’origine arménienne et d’Assyro-chaldéens.

Après la guerre, des vagues de protestation contre l’accord anglo-iranien de 1919 gagnèrent tout l’Iran(12). Le parti Ferqa-yedemokrât-e Azarbigân prit en main l’administration de la province et forma un gouvernement sous la direction du cheikh Mohammad Khiâbani (1919-1920) et l’Azerbaïdjan devint l’Azâdestân. Les forces gouvernementales reprirent la ville de Tabriz dès septembre 1920 avec l’appui des Kurdes de Simko et des tribus Shâsavan qui contrôlaient les routes vers Tabriz. Ce sont donc, paradoxalement, les conflits interethniques qui mirent en échec un mouvement d’abord orienté contre le centralisme démocratique(13). Khiâbâni fut tué. Selon l’historien azéri Rahim Rais-Nia, Khiâbâni s’opposait aux idées panturquistes du Comité Union et Progrès (CUP) et à l’utilisation de la langue turque à la place du persan. Richard W. Cottam le confirme et écrit : « Il [Khiâbâni] était un homme cultivé avec un amour profond pour l’histoire et les traditions iraniennes et rien dans sa carrière ne laissait penser qu’il ait jamais approuvé toutes les idées séparatistes concernant l’Azerbaïdjan ».

En Azerbaïdjan iranien, deux mouvements politiques viseront à l’autonomie à la fin de la Seconde Guerre mondiale : celui de Mohammad Pishevari (1945) et celui de la République kurde de Mahâbâd (1946). Ils échoueront tous les deux et Téhéran réinstallera son pouvoir en Azerbaïdjan en 1947(14).

De Kurdisme au nationalisme kurde

Dans le monde musulman, la religion est un facteur déterminant dans tous les événements politiques et sociaux. Toute l’histoire de la région est à la fois conditionnée par la mouvance empirique de la religion et limitée selon les normes de celui-ci. A. de Petiteville, consul de France à Beyrouth, a dit, en 1888, que dans ce pays le mot religion est synonyme du mot nation, voire même du mot patrie ou pays(15). Hormis les trois religions principales: l’islam, le judaïsme et le christianisme, le Kurdistan est marqué par de multiples croyances et rites : Yézidi, Ahl-e Haqq, Kâkayyî, Shabak, Alévi, ‘Ali-Illahi et bien d’autres.

Jusqu’à une date récente, il y avait, dans la société kurde, un abîme entre la population et le monde politique. Il est anachronique de parler de nationalisme kurde avant la fondation du Xoybûn (en 1927). Certes, après le coup d’Etat des Jeunes Turcs en 1908, des associations et clubs culturels ont vu le jour. Mais ces associations n’étaient pas porteuses d’un projet politique séparatiste. Depuis 1908, on ne peut parler qu’avec beaucoup de réserve d’une sorte de kurdisme. Les idées d’indépendance étaient quasi inexistantes ou, si elles existaient, c’était seulement dans l’esprit des lettrés réfugiés au Caire ou en Europe. On peut donc dire que, jusqu’à la répression de la révolte du cheikh Saïd en 1925, la conscience d’être Kurde n’était pas développée. La rhétorique politique de cette époque invoque en premier lieu des valeurs religieuses. C’est pourquoi les Kurdes, qui participèrent à la lutte d’Atatürk pour l’indépendance de la Turquie, se trouvèrent inclus dans la nouvelle entité turque qui se déclara un Etat unitaire excluant totalement le concept de minorités ethniques musulmanes(16).

C’est seulement à partir de la dislocation de l’Empire et de l’apparition de l’Etat national turc que s’est réellement développé un mouvement indépendantiste(17). L’exode rural, l’urbanisation ont considérablement transformé la société kurde. C’est dans les villes que s’est forgée l’idéologie nationale qui ne se confondait plus totalement avec celle des tribus ou des confréries »(18).

II - L’après-guerre : Une mosaïque de revendications contradictoires

Les visées de l’Iran

Le 1er novembre 1914, contrairement à l’Empire ottoman, l’Iran décide de ne pas entrer dans la guerre, mais sa neutralité sera bafouée par les armées étrangères qui se sont battues sur son territoire. Les Ottomans, en particulier, n’évacuèrent l’Iran qu’à l’automne 1918. Aussi les Iraniens souhaitèrent-ils obtenir des compensations. En tant que neutres, ils ne pouvaient pas être officiellement représentés à la Conférence de la paix, mais ils envoyèrent à Paris et à Londres deux délégations afin de défendre leurs positions. Parmi leurs demandes figurait la ratification des frontières dans le Caucase et au Kurdistan. En fait les Iraniens jouaient une double partie. Ils obtiendront finalement un siège à la SDN et signeront avec les Britanniques l’accord de 1919(19). A Paris, le 23 mars 1919, au sujet de la frontière de l’Ouest, le délégué iranien réclama une partie du Kurdistan qui appartenait à l’Empire ottoman :

« Le Kurdistan est un territoire habité par un peuple de race et de langue persanes, professant l’Islamisme. Cette contrée a été partagée entre la Perse et la Turquie. La Partie turque comprend :

  • a) la région de Soleymânieh, enlevée à la Perse par le traité d’Erzeroum, et qui doit en toute justice faire retour à celle-ci ;

  • b) le reste du Kurdistan ottoman, que des raisons ethniques, géographiques, religieuse, etc., relient à la Perse, et qu’il est tout naturel de rattacher à ce pays, d’autant plus que les chefs religieux et les notables Kurdes ont exprimé le désir de se réunir à la Perse »(20).

Lord Curzon, défenseur d’une politique hégémonique sur la Mésopotamie et l’Iran, dans la lettre du 25 octobre 1919 qu’il adressa au Comte de Derby, décrit ainsi la visite du ministre Nosratod-Dowla:

« Lors de sa visite, le ministre des Affaires Etrangères de Perse m’a demandé le point de vue du gouvernement de Sa Majesté concernant les deux zones en question, à savoir : a) le Turkistan ; b) le Kurdistan»(21). En liaison avec le Kurdistan, Nosratod-Dowla-Firuz Mirza ajoutait que de son point de vue :

« C’était une grande erreur de parler d’un Kurdistan turc et d’un Kurdistan iranien. Car les deux en effet ne formaient qu’un seul Kurdistan, et ce qu’on appelait la frontière entre les deux n’était en fait qu’une frontière fictive»(22). Lord Curzon, dans une dépêche à Sir Percy Cox, ministre britannique à Téhéran, écrit :

« Cet après-midi, le ministre des Affaires Etrangères de Perse me rendit de nouveau visite. Son Altesse m’a légèrement effrayé en produisant une carte avec une explication dactylographiée d’accompagnement sur laquelle était dessinée la rectification précise de la frontière que son gouvernement souhaitait présenter à la Conférence de la paix, et concernant ce qu’il croyait être notre soutien : car j’ai découvert que deux au moins de ces modifications supposaient des extensions considérables et, me semble-t-il, impraticables du territoire persan aux dépens des voisins qui probablement n’approuveraient pas ce changement. La première proposition était pour l’annexion d’une région considérable du territoire kurde qui s’étendait à travers la frontière turco-persane jusqu’à l’ouest du lac Ourmia, et arrivait jusqu’au cœur du pays kurde»(23).

Le 13 novembre, le ministre d’Iran remit un mémorandum à Lord Curzon, concernant les réclamations territoriales et les rectifications de frontière telles que demandées, c‘est-à-dire le rattachement à l’Iran de pratiquement tous les territoires du Kurdistan turc(24). Le 17 novembre 1919, Nosratod-Dowla, dans une lettre qu’il adressa à Lord Curzon, écrivit:

« Les Kurdes sont divisés en un grand nombre de tribus, toutes jalouses les unes des autres ; ils ne sont point constitués en nation, et ils sont loin de pouvoir former une union politique. Leur rattachement à la Perse- dont l’influence s’est déjà exercée d’une manière efficace en rendant sédentaire et en adoucissant les mœurs d’une grande partie des Kurdes, par exemple dans le Moukri, à Gharrous et à Sehne- continuerait une solution de ce problème difficile, d’autant plus que de nombreuses colonies de Kurdes se trouvent déjà éparses sur tout le territoire persan. Jamais les Kurdes ne se soumettraient à la domination arménienne ; leur communauté de race, de langue, de religion avec les Persans les rapprocherait bien plus naturellement de la Perse»(25).

Le 28 novembre 1919, Lord Curzon en racontant son entrevue avec le ministre des Affaires Etrangères d’Iran, écrivait à ce propos à Sir P.Cox : « En arrivant à la quatrième vérification de la frontière suggérée par le prince du côté occidental ou du côté des Kurdes d’Iran, cette partie est demandée par l’Iran selon la proposition du prince. Quant à moi, je me suis abstenu de donner mon opinion sur la ligne particulière qui avait été dessinée sur la carte par Son Altesse »(26).

A chacune de ses nombreuses visites en Angleterre, Nosratod-Dowla défendait les revendications iraniennes; or Lord Curzon, en récusant le droit des Iraniens sur le Turkménistan et le Caucase, donnait une réponse vague à leurs revendications sur le Kurdistan(27).

L’historien iranien Djavâd Sheykh al-Eslâmi écrit à propos des revendications de l’Iran que ses revendications territoriales étaient si vastes qu’elles devinrent le sujet de moquerie de la Conférence(28).

Les revendications iraniennes ne furent pas appuyées par la Grande-Bretagne, qui jouait un autre jeu et préparait l’accord de 1919, elles ne furent pas étudiées à la Conférence.

Les aspirations arabes

Après l’entrée en guerre de l’Empire ottoman aux côtés de l’Allemagne, des agents britanniques prirent contact avec le chérif Hussein, chef de la famille hachémite qui régnait sur la Mecque depuis le XIe siècle. Ils lui promirent la couronne d’un « grand royaume arabe » s’étendant de la Méditerranée au Golfe arabo-persique sans toutefois en préciser les limites(29). Le 30 septembre 1918, l’armée ottomane évacua Damas et les drapeaux arabes furent hissés. Mi-janvier 1919, Fayçal, fils du chérif Hussein, seul délégué arabe à la Conférence, partit pour Paris à la tête d’une délégation pour plaider l’indépendance des Arabes. Fayçal comptait beaucoup sur l’appui du gouvernement britannique. Le 1er janvier 1919, Fayçal présenta un mémorandum à la Conférence  qui réclamait : « Le pays qui s’étend au sud d’une ligne Alexandrette-Perse jusqu’à l’Océan indien (qui) est habité par les « Arabes ». Par qui nous entendons un peuple de souche sémantique proche parent parlant tous une seule langue, la langue arabe. Les éléments qui ne sont pas de langue arabe dans ce territoire ne dépassent pas, je pense, 1% de l’ensemble. Le but des mouvements nationalistes arabes (dont mon père devint le chef après les appels réunis des branches syrienne et mésopotamienne) est d’unir éventuellement les Arabes en une nation ; en tant que vieux membre du Comité Syrien, j’ai commandé la révolte syrienne, et j’ai eu sous mes ordres des Syriens, des Mésopotamiens et des Arabes »(30).

Les revendications arméniennes

A la Conférence de Paris, les Arméniens furent d’abord représentés par deux délégations. La première dirigée par Boghos Nubar Pacha, comprenant plutôt des conservateurs et des libéraux, s’exprimait au nom de la diaspora et des réfugiés de Turquie. La seconde, conduite par Avedis Aharonian, parlait au nom de la république d’Erevan et était liée au parti dachnak. Les revendications portées par la première se voulaient plus ambitieuses que celles défendues par les représentants d’Erevan qui avaient pour instruction d’obtenir l’élargissement de leur territoire en Transcaucasie, l’annexion des six vilayets orientaux de l’ex-Empire ottoman et un accès à la mer Noire par Trébizonde. Boghos Nubar Pacha voulait une Arménie beaucoup plus vaste, allant de Caucasie à la Cilicie estimant même que sans cette province un Etat arménien ne serait pas viable(31).

La France et la Grande-Bretagne se montrèrent d’autant plus réservées que certaines de ces demandes allaient à l’encontre de leurs propres ambitions territoriales dans la région. Seuls les Etats-Unis y ont accordé un certain intérêt en acceptant même de réfléchir à leur implication directe en faveur d’un Etat arménien, ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils étaient d’accord avec le projet territorial tel qu’il leur fut exposé(32). Finalement le projet d’une Grande Arménie fut enterré par Mustafa Kemal avec la prise de Kars (le 30 octobre) et Alexandropol (le 7 novembre) 1920 par les troupes turques et enfin sa victoire sur la résistance arménienne mit définitivement fin à la présence des Arméniens dans l’Anatolie orientale. Ses victoires furent officialisées avec le traité de Lausanne (24 juin 1923).

Les revendications kurdes

Après avoir approché sans succès les Anglais en 1914, Chérif Pacha les contacta à nouveau avant la fin de la guerre et rencontra, le 3 juin 1918, à Marseille, Sir Percy Cox, commissaire civil en titre de la Mésopotamie. Chérif Pacha prônait la politique du « fait accompli », disant à Sir Percy Cox que les Britanniques devraient accorder dès alors l’autonomie aux Kurdes, le centre de l’administration du Kurdistan « devant être sans aucun doute à Mossoul » qui se trouvait dans le secteur revenant théoriquement à la France(33). En 1919, Chérif Pacha fut nommé représentant de la Délégation kurde auprès de la Conférence de la Paix de la part des Kurdes d’Istanbul, du Caire et de Suleimanieh. Muni d’une carte du Kurdistan, il défendit, le 22 mars 1919, un mémorandum sur les revendications du peuple kurde : «Les frontières du Kurdistan de Turquie au point de vue ethnologique commencent : au nord, par Ziven, sur la frontière du Caucase et continuent à l’ouest par Erzeroum, Erzindjan, Arabkir, Behismi, Divick ; au sud, Haran, les collines de Sindjâr, Tel Asfar, Erbil, Kirkouk, Suleimanieh, Akk-el-man, et Sinna ; à l’est par Ravandiz, Bach-Kalé, vizir-Kalé, c’est-à-dire de la frontière persane jusqu’au mont Arart …Qu’on nous permette cependant de faire observer que si, dans l’Arménie en voie de création, on englobe des centres où des Kurdes sont en majorité, comme ces populations sont guerrières et jalouses de leur indépendance nationale, il n’y aura pas de doute que, dans cette future Arménie, le désordre régnera à l’état endémique… En 1895, le prince I. Obanoff, ministre des Affaires étrangères de Russie, qui est loin d’être kurdophile, a officiellement affirmé la minorité des Arméniens dans tout l’Empire Ottoman… En vertu du principe wilsonien, tout plaide donc en faveur des Kurdes, pour la création d’un Etat kurde entièrement libre et indépendant. Les quatorze points de Mr. Wilson étant intégralement acceptés par le gouvernement ottoman, les Kurdes croient qu’ils ont bien mérité le droit de demander leur indépendance…Nous protestons énergiquement contre les prétentions arméniennes sur le Kurdistan, qui, dans les limites des frontières que nous allons indiquer sur la carte ci-après, doit rester aux Kurdes »(34).

Le 1er mars 1920, Chérif Pacha présentait son deuxième mémoire au Conseil Suprême de la Conférence de la Paix. Selon ce mémorandum, les données historiques et politiques prouvaient que ces pays ne pouvaient pas être détachés de l’Empire ottoman pour passer sous une souveraineté autre que celle des Kurdes eux-mêmes. D’ailleurs, le général russe Basiloff affirmait que dans cette partie de l’Asie Mineure, il y avait un Arménien pour six Kurdes »(35). Chérif Pacha présentait aussi une carte ethnographique des territoires majoritairement kurdes. Mais après les victoires de Mustafa Kemal, le traité de Sèvres (10 août 1920) fut remplacé par le traité de Lausanne (1923) qui ne tenait plus compte des revendications nationales kurdes.

Les revendications des Assyro-chaldéens

Les Assyro-chaldéens ont remis cinq mémorandums au secrétariat de la Conférence de la Paix par l’intermédiaire soit de la délégation française soit de la délégation britannique. Par ailleurs quatre délégations étaient présentes à Paris en 1919-1920 qui réclamaient un Etat assyro-chaldéen(36). L’une des délégations était composée de Rustem Nejib et Saïd Namik qui furent reçus en mars 1920 par Paul Deschanel, président de la République française. Nous pouvons ainsi résumer les demandes formulées par ces deux représentants : former un Etat autonome qui devra devenir indépendant comprenant :

  • a)  Le vilayet de Mossoul en entier,
  • b) Le vilayet de Diyarbekir (mise à part la partie qui se trouve au nord du Murad-Su, branche-sud de l’Euphrate supérieur),
  • c)  Les régions du Sandjak d’Alep et d’Urfa (vilayet à l’est de l’Euphrate), le Sandjak de Siirt (vilayet de Bitlis), le Sandjak de Hakkari (vilayet de Van),
  • d) Les territoires présentement iraniens de Ourmia et Salmas situés à l’ouest du lac d’Ourmia.

Le développement des populations assyro-chaldéennes et la prospérité de leur Etat, estimaient les représentants, exigent l’accès à la mer. En conséquence, ils demandaient deux débouchés : 1- Sur la Méditerranée par Alexandrette, 2- Sur le Golfe persique par le Tigre, l’Euphrate, le Shatt al-Arab(37).

La carte présentait un véritable petit empire…

De plus, la nation assyro-chaldéenne souhaitait être sous mandat d’un grand Etat de l’Entente pour une durée qui lui permettrait d’acquérir l’aptitude à se gouverner elle-même et d’être consultée sur le choix de cette puissance mandataire(38). Dans leur mémorandum présenté à la Conférence de la Paix, les deux délégués présentèrent les autres nations de la région comme de race assyrienne :  « En dehors des Assyro-chaldéens chrétiens se trouvent d’autres population de même race. Ce sont les Kurdes et Turkmènes de Biradost (Nord) de Hakkiariet en Perse) ; les Kurdes-Assiran qui habitent à l’ouest du vilayet de Mossoul, les Kurdes Miran nomades (Sud de Mardine), les Arabes Sleiba, les montagnards de Maloula (Nord de Damas). Enfin plusieurs groupes kurdes, Arabes et Turkmènes qui gardent encore la langue ou les mœurs chaldéennes et qui se rattacheraient facilement à leurs frères de race »(39).

Ainsi, le plus grand problème de l’après-guerre pour les Turcs et les diplomates occidentaux était la reconstruction du territoire oriental de l’Empire ottoman et sa reconfiguration. Pendant les années de guerre, les puissances alliées avaient semé des promesses à tout vent. Elles se sont trouvées confrontées à des exigences impossibles à concilier, d’autant plus scabreuses qu’elles avaient elles-mêmes des ambitions territoriales dans ces régions(40). Ces revendications étaient très contradictoires et l’on a tranché, à San Remo (en avril 1920), en faveur des puissances européennes et surtout des intérêts anglo-français de la région.

Carte 4 : Les revendications arméniennes, assyro-chaldéennes, grecques et kurdes. Source: Jean Pichon, Le partage du Proche-Orient, Ed.J. Peyronnet & Cie, Paris, 1938, p. 172.

Conclusion

La Première Guerre mondiale fut à l’origine des grands changements géopolitiques au Moyen-Orient en raison de la création des nouveaux Etats-Nations et de leurs nouvelles frontières. Les conflits à venir sur les frontières turco-iranienne et turco-irakienne seront liés à la question kurde et au partage de leurs territoires. Les Etats coloniaux européens, surtout la Grande-Bretagne et la France, renièrent toutes les promesses qu’ils avaient faites aux Kurdes, comme aux Arméniens et aux Assyro-chaldéens. Une fois que la diplomatie anglaise eût réussi à rattacher les Kurdes du Vilayet de Mossoul à l’Irak (1926), la frontière turco-irakienne fut fixée. Finalement, le 5 juin 1926, après un tout petit changement de la ligne de frontière proposée par la Société des Nations, les gouvernements britannique et irakien d’un côté et le gouvernement turc d’un autre côté signèrent un accord à Ankara. Ce traité, constitué de 18 articles, était presque totalement consacré au désir d’éviter tout incident dans la zone frontalière susceptible de troubler l’harmonie et la bonne entente qui avaient un lien étroit avec la question kurde. Cette frontière est restée, jusqu’à aujourd’hui, sans changement. Une fois que la Turquie kémaliste fixa sa frontière avec l’Irak, elle se jeta dans un conflit de frontière avec l’Iran, pourtant fixée en 1913. Enfin, la frontière turco-syrienne fut fixée définitivement en 1930 et la frontière turco-iranienne en 1932. A partir de cette date, le Kurdistan fut définitivement partagé et les Kurdes en Turquie devinrent des «Turcs montagnards », ils demeurèrent en Iran des Iraniens de langue kurde,  en Syrie, nombre d’entre eux, des « sans nationalité » et en Irak « la population du Nord de l’Irak ».