Ma rencontre avec l’émir Kamuran Bedir Khan a changé le cours de ma vie et m’a « ouvert des horizons remarquables » pour citer son fidèle ami l’ambassadeur Bernard Dorin.
Cette rencontre remonte aux années 1959 – 1960.
Je préparais alors un diplôme d’arabe à l’École Nationale des Langues Orientales Vivantes (ENLOV), dans cette même institution où l’émir détenait la chaire de kurde, mais ce n’est pas là que je fis sa connaissance. Je faisais partie, à cette époque, d’un réseau actif dans le soutien aux mouvements de libération nationale animé par Henri Curiel. Nous apprenions que le représentant en France du mouvement national kurde cherchait de l’aide pour informer le public français sur la question kurde, alors peu connue, mais qui prenait de plus en plus d’importance en Irak. La monarchie hachémite avait été renversée un an plus tôt par le mouvement des « Officiers Libres » menés par le colonel Abdel Karim Qassem. Le nouveau gouvernement avait invité le leader charismatique kurde Molla Mustafa Barzani à interrompre son long exil en URSS et à revenir avec ses hommes sur leurs terres en Irak. D’ailleurs, l’article 3 de la nouvelle Constitution provisoire irakienne stipulait que : « Les Arabes et les Kurdes sont partenaires dans la nation irakienne et la Constitution garantit leurs droits nationaux dans l’entité irakienne ». Le Parti Démocratique du Kurdistan de Molla Mustafa était légalisé.
Au début de 1960, l’émir entra en contact avec Henri Curiel (sous le nom de M. Wassef) qui lui proposa d’assurer auprès des médias, des ONG et des hommes politiques la diffusion des textes d’information sur le Kurdistan que l’émir préparait. Henri mettait également l’émir en contact avec des journalistes spécialistes du Moyen-Orient comme Éric Rouleau, grand journaliste au Monde qui, avec sa femme, la photographe Rosy Rouleau, partirent ensuite à plusieurs reprises au Kurdistan interviewer le général Barzani, ou Jean Gueyras également du Monde, Paul Balta de l’Agence France Presse… Henri Curiel intéressera aussi de jeunes militants de gauche à la cause kurde comme Gérard Chaliand, aujourd’hui certainement l’un des meilleurs connaisseurs de la question kurde.
J’avais été chargée de récupérer les textes de l’émir, un homme distingué, affable et d’une grande courtoisie. Nos premières rencontres eurent lieu dans le bel hôtel particulier qui hébergeait depuis le XIXème siècle l’École Nationale des Langues Orientales Vivantes, que nous appelions familièrement Langues « O », au 2 rue de Lille, dans le 7ème arrondissement de Paris. Mais bientôt l’émir m’invita à venir chez lui. Il habitait alors un studio qui appartenait à sa femme, situé au rez-de-chaussée d’un immeuble de la rue Humblot, dans le 15è arr. de Paris, derrière la tour Eiffel. C’est ainsi que je fis la connaissance de l’épouse de l’émir, la comtesse Natacha d’Ossovetsy, qu’il appelait tendrement Natouchi. D’origine polonaise, cette belle grande femme, blonde avait l’allure sportive, j’appris plus tard qu’elle était une cavalière émérite et championne de natation. L’émira, qui me recevait toujours avec un grand sourire et en toute amitié, était très attachée à son émir de mari. Convaincue de la justesse de la cause kurde, elle s’était donné la tâche de taper sur une vieille machine à écrire les multiples travaux linguistiques et lexicographiques de son mari. C’est à l’émira que l’on doit les nombreux textes de l’émir, tirés sur une ronéo installée dans leur studio, qu’il distribuait généreusement à ses étudiants et visiteurs.
Lors de nos rencontres, l’émir me parlait avec passion de son peuple, de son histoire, de sa littérature, de sa culture et m’encourageait à m’investir dans l’apprentissage du kurde : « Oui, me disait-il, l’arabe que vous étudiez est une belle langue certes, mais si vous saviez combien la langue kurde est plus belle ! »
À la fin de l’année 1960, je me trouvais à Bruxelles en Belgique et poursuivais mes études d’arabe et de persan à l’Université Libre de Bruxelles (ULB) en vue de la préparation d’une maîtrise. Malgré la distance, je gardai le contact avec l’émir Kamuran et lui demandai son avis pour rédiger mon mémoire de maîtrise sur la question kurde. J’en parlai à mon directeur, le professeur Armand Abel, un des meilleurs spécialistes européens de la langue arabe. Je défendis mon projet de mémoire sur la question kurde en appuyant sur le fait qu’une région du Kurdistan était en Irak, qu’une importante partie de ma recherche concernerait la politique de l’Irak à l’égard des Kurdes et que cela entrerait bien dans un mémoire de maîtrise soutenu dans le département d’arabe de l’Université. Le professeur Abel accepta et j’en fis aussitôt part à l’émir qui promit de m’aider. Ce dernier était d’autant plus content que la dernière thèse sur les Kurdes rédigée par Messoud Fany Bey à la faculté de Droit de la Sorbonne sous le titre de « La nation kurde et son évolution sociale » avait été soutenue en 1933! Et puis, plus rien. Les étudiants en islamologie et en langues moyen-orientales négligeaient ou ignoraient le problème kurde probablement parce que les Kurdes se situent à l’intersection des mondes arabe, persan ou turc et, en conséquence, semblaient secondaires aux spécialistes de chacun de ces domaines.
À ma surprise et à ma joie, l’émir et l’émira me firent l’honneur de venir me rendre visite à Bruxelles et nous pûmes élaborer le plan de mon travail. Je dus à l’émir une solide documentation. Le mémoire, soutenu au printemps 1962 à l’Université Libre de Bruxelles, fut publié un an plus tard sous le titre : Le problème kurde : Essai sociologique et historique (Publication du Centre pour l’Étude des Problèmes du Monde Musulman Contemporain, Bruxelles, 1963)
Grâce à l’émir, j’entrai en contact avec son ami le père dominicain Thomas Bois (1900-1975), certainement le plus merveilleux et le plus savant des kurdologues à qui je dois tant. Le père Bois qui vivait alors à Beyrouth avait passé la plus grande partie de sa vie au Proche-Orient, et plus particulièrement à Mossoul et à Mar Yacoub au Kurdistan d’Irak. On lui doit d’importants travaux traduits dans plusieurs langues sur la littérature kurde, la religion et l’histoire des Kurdes. Sa très riche et précieuse bibliothèque, qu’il m’a léguée, est aujourd’hui conservée à l’Institut kurde de Paris.
En 1962, je m’inscrivis aux cours de kurde de l’émir et de persan à l’École Nationale des Langues Orientales Vivantes. C’est alors que l’émir Kamuran me suggéra de travailler sur un dictionnaire kurde-français et me donna comme base de travail un manuscrit de son ami l’ambassadeur Roger Lescot (1914-1975). Nous avions convenu que je passerais chez lui chaque semaine à date régulière, pour travailler sur le dictionnaire et donner aussi un coup de main à l’émira pour taper à la machine ses textes linguistiques. L’émir savait que j’aimais la muhalabiye (une sorte de riz au lait) et, à chaque visite, il préparait lui-même un bol de ce dessert que je dégustais avec délice. Le dictionnaire parut en 1965 sous le titre : Dictionnaire kurde-français-anglais (Publication du Centre pour l’Étude des Problèmes du Monde Musulman Contemporain, Bruxelles, 1965). Il s’agissait en réalité d’un simple vocabulaire et, heureusement, de bien meilleurs et vrais dictionnaires parurent depuis lors. Mais cet ouvrage eut un destin un peu particulier.
Un jour, en 1991/1992, je passai à l’Institut kurde et je vis dans le journal turc Cumhuriyet une annonce en couleur, bleu et blanc, de la publication à Istanbul par les éditions Sosyal Yayinlari d’un dictionnaire kurde-français-turc sans nom d’auteur.
C’était une nouvelle stupéfiante ! Jusqu’ici une chape de plomb recouvrait le Kurdistan de Turquie où les mots « kurde » et « Kurdistan » étaient interdits, la langue kurde proscrite. Les auteurs de la moindre publication en kurde ou sur les Kurdes étaient jetés en prison pour plusieurs années (ce fut le cas d’Ismail Besikci, Emin Bozarslan, Musa Anter… et de tant d’autres). Très étonnée de cette bonne nouvelle, j’écrivis aussitôt à cette maison d’édition pour commander des exemplaires de l’ouvrage. Je reçus une lettre de M. Enver Aytekin, directeur des éditions Sosyal, disant que c’était bien mon dictionnaire qui avait été réédité. J’envoyai immédiatement un message de félicitations à l’éditeur en lui disant l’immense plaisir de voir le dictionnaire publié en Turquie. Quelques jours plus tard, un gros paquet, de cent exemplaires du dictionnaire arriva à l’Institut kurde. Si le nom de l’auteur n’était pas sur la couverture, il était bien sur la page de garde du livre. Tout y était traduit en turc : l’introduction du Pr. Abel, la mienne qui insistaient sur le fait que ce dictionnaire avait été élaboré sous la direction de l’émir Kamuran Bedir Khan.
Quelques semaines plus tard, à l’invitation des responsables des éditions Sosyal, de M. Enver Aytekin et d’un autre personnage, dont j’oublie le nom malheureusement, je partis à Istanbul. J’eus le plaisir d’être également accueillie par mon ami, l’avocat et homme politique Memet Ali Aslan qui, durant son exil en France de 1971 à 1973, avait participé à l’enseignement du kurde à l’ENLOV. Mes hôtes m’invitèrent à déjeuner dans un beau restaurant sur le Bosphore que fréquentait, dit-on, Pierre Loti, et me racontèrent comment ce dictionnaire avait été imprimé à partir de très mauvaises photocopies ; la traduction turque avait été faite d’abord en prison par deux brillants intellectuels : Musa Anter et Jamal Alamdar… Combien l’émir aurait été heureux de voir les exemplaires de son dictionnaire étalés sur des draps étendus à même le sol ou sur de légères étagères en bois, en vente dans les rues d’Istanbul…
Après ma maitrise d’arabe et l’obtention de mes diplômes de kurde et de persan, je m’inscrivis dans la formation doctorale sur le monde iranien dirigée par le professeur Gilbert Lazard pour la préparation d’une thèse sur la langue kurde, toujours soutenue par l’émir.
Je voudrais évoquer un épisode de la vie de l’émir qui remonte aux années 1962-1963. L’émir était alors le représentant en France et en Europe du mouvement national kurde dirigé par le général Barzani en pleine guerre contre le régime de Bagdad. Nous apprenions, et l’émir de son côté également, que Bagdad avait envoyé trois militaires irakiens dans le but d’assassiner l’émir. Le studio où vivait l’émir était situé au rez-de-chaussée de l’immeuble de la rue Humblot et la fenêtre-baie du logement s’ouvrait directement sur la rue. Des voisins vinrent les avertir qu’ils avaient aperçu trois hommes, visiblement orientaux, faire les cent pas dans la rue. Il fallait quitter immédiatement ce logement devenu très dangereux et c’est Henri Curiel et ses amis qui allèrent aider l’émir et son épouse à quitter Paris, de toute urgence, pour l’Allemagne où l’émir avait des amis qui pouvaient les accueillir, le temps de trouver un autre logement plus sécurisé. On proposa à l’émir un petit appartement qui garantissait plus de sécurité, au 3ème étage d’un immeuble dans le 5ème arrondissement de Paris, 1 bis rue de Navarre, non loin de son lieu de travail. C’est là que l’émir et sa femme finirent leur vie.
Le regretté Ismet Cheriff Vanly, à Lausanne, eut moins de chance. Il ne put éviter les coups de feu des sbires irakiens qui lui brisèrent le visage un jour de l’année 1976.
Il faut à présent parler de la carrière académique que l’émir menait en même temps que ses nombreuses et importantes activités politiques en France. Cette carrière fut tout à fait étonnante. Elle débuta en 1947 et elle fut liée à son ami Roger Lescot, ambassadeur de France et ministre plénipotentiaire.
L’amitié nouée entre Roger Lescot, les émirs Kamuran et son frère aîné Djeladet remonte aux années 1930. Le jeune lieutenant Roger Lescot, diplômé d’arabe et de persan des Langues « O », fut envoyé en 1936 à Damas, sous mandat français, chargé de mission à l’Institut français de Damas. C’est à Damas que Lescot rencontra les frères Bedir Khan et qu’une grande amitié s’établit entre eux. Très vite, Lescot se mit à l’étude du kurde et participa à ce qui fut ensuite appelé « l’Ecole (kurde) de Damas ». Il écrira dans la revue Hawar sous le nom Tawusparêz (adorateur du Paon) et laissera une œuvre très appréciée des spécialistes, traduite en plusieurs langues. En 1945, à la fin de la guerre, Roger Lescot fut rappelé en France et se retrouve à Paris sans mission. Il retourna dans sa vieille école des Langues « O » et proposa à l’administrateur Jean Deny, de faire un cours libre de kurde. Lorsqu’en 1947 il fut appelé par le ministère des Affaires étrangères pour être secrétaire d’Orient au Caire, Lescot écrivit à ses amis Djeladet et Kamuran Bedir Khan et leur proposa de le remplacer au poste de professeur de kurde à l’École Nationale des Langues Orientales Vivantes.
C’était une décision importante de quitter le Moyen-Orient pour la France. Durant toute la période de la Seconde Guerre mondiale, l’émir Kamuran avait été responsable des émissions kurdes à Radio-Levant dirigé par les services du Haut-Commissaire de la France-Libre à Beyrouth. Avant de prendre une décision, les frères Bedir Khan consultèrent le Haut-Commissaire français. Ce dernier encouragea l’émir Kamuran à accepter la proposition de Roger Lescot de venir s’installer à Paris et promit d’intervenir auprès du ministère des Affaires étrangères.
C’est ainsi que l’émir Kamuran décida de fermer son cabinet d’avocat florissant à Beyrouth pour s’installer à Paris où il allait mener, pendant plus de trente ans, tout à la fois ses activités politiques, son enseignement aux Langues « O », ses créations littéraires et surtout tenir son rôle de gardien de la flamme nationale kurde.
L’émir arriva donc à Paris en automne 1947 et logea au 3 rue Debrousse, Paris 16e (tél. SUF 25-51). Il rencontra M. Jean Deny, l’administrateur de l’ENLOV, qui le désigna le 22 novembre 1947 « pour faire un cours libre de kurde à l’École » en remplacement de M. Roger Lescot. Le 25 juin 1948, l’émir est à nouveau « engagé à faire durant l’année scolaire 1948-1949 un cours libre de langue kurde à l’École Nationale des Langues Orientale ». Ainsi, de 1947 à 1953, l’émir exerça les fonctions de chargé de cours libre sans que ces fonctions aient fait l’objet d’un arrêté ministériel et il ne reçut pendant ce temps aucune rétribution. À partir d’octobre 1953, sa situation fut régularisée et l’émir chargé d’une série de conférences annuelles pour l’enseignement du kurde.
Ce n’est qu’à partir du 1er janvier 1960, lorsque le professeur Jean Lacroix, chargé de cours d’arabe oriental, fut appelé à d’autres fonctions, qu’une « charge de cours » fut enfin attribuée à l’émir Kamuran Bedir Khan avec « une rémunération afférente à la classe unique des chargés de cours (indice 300) ». La chaire de kurde était enfin officiellement créée au sein du département Moyen-Orient de l’École, une chaire indépendante du turc, du persan et de l’arabe.
La même année, l’émir fut décoré chevalier dans l’Ordre des Palmes académiques au titre des Affaires étrangères.
Dans un premier temps, l’émir enseigna le kurde kurmanji. Sa première tâche fut d’élaborer des manuels sous forme de polycopiés qu’il fabriquait lui-même et qu’il distribuait généreusement à ses étudiants et à ceux qui s’intéressaient aux Kurdes. Son premier manuel, intitulé Langue Kurde, parut en deux tomes, en format 21/29,7 cm. en 1953, avec une seconde édition en 1964 et une troisième plus réduite en 1968. Ensuite, ce fut Xwendina kurdî (Lecture kurde) en 1956 ; Zmanê mader (La langue maternelle) en 1965 ; Nvîsa min (Mon écriture) en 1965 ; Le Kurde sans peine, cours pratiques de la langue kurde en 1965. Cet ouvrage, corrigé et publié par l’Institut kurde de Paris en 1989, continue de se vendre régulièrement. Il publia aussi Fêrbûna xwendina kurdî (L’Apprentissage de la lecture kurde) en 1968, Perçeyên bijarte (Morceaux choisis) en 1971, Rêzana zmanê kurdî (Grammaire de la langue kurde) en 1971.
Avec le recrutement en 1964 de Zozek Rawanduzi (1934-), doctorant en droit international originaire du Kurdistan d’Irak, en tant que répétiteur de kurde, l’enseignement du kurde s’élargit au kurde sorani. Le père Thomas Bois (1900-1975), rentré en France en 1965, épaula l’émir à partir de 1966 en assumant un enseignement hebdomadaire sur le folklore, la littérature, le théâtre kurdes et les divers aspects de la religion et la vie sociale des Kurdes. Jean-Pierre Viennot (1941-1975), jeune docteur en Histoire, assura à partir de 1969 un cours d’histoire du mouvement national kurde à l’ENLOV.
Par une lettre datée du 25 septembre 1969, adressée 1 bis rue de Navarre, Paris 5ème, M. André Mirambel, administrateur du Centre Universitaire des Langues Orientales Vivantes (CULOV, nouveau nom de l’ENLOV), mit fin aux fonctions de l’émir qui avait dépassé l’âge limite du maintien en fonction des professeurs titulaires de l’École et lui proposa une charge de cinq conférences hebdomadaires. Le 30 septembre 1970, l’émir prit définitivement sa retraite de l’enseignement à 75 ans, regretté par tous.
Pour le remplacer à la chaire de kurde vacante, l’émir avait songé à son ami Noureddine Zaza (1919-1988), docteur en Sciences sociales et pédagogiques et écrivain, qui vivait en exil à Lausanne. Noureddine vint à Paris, je le rencontrai pour la première fois à ce moment-là. Après avoir été reçu par l’administrateur de l’ENLOV il annonça à l’émir qu’il avait pris la décision de renoncer, à contre cœur et à son grand regret, au poste de chargé de cours de kurde. La rémunération afférente au poste de chargé de cours aux Langues « O » que lui avait annoncée l’administrateur ne couvrait même pas, lui dit-il « les frais de mes déplacements de Lausanne à Paris ».
Le poste de chargé de cours de kurde était alors ouvert à candidature et je succédai à l’émir Kamuran Bedir Khan en septembre 1970.
Tout au long de sa vie, l’émir Kamuran travailla inlassablement à l’enrichissement de la langue kurde par sa traduction du Coran et de plus de 700 hadiths. La Société biblique ne pouvait donc trouver meilleur traducteur pour les Proverbes de Salomon (1947-1949), l’évangile de Saint Luc en caractères latins et en caractères arabes (Beyrouth 1953) et l’évangile de Saint Jean, non encore imprimé. Il publia également des traductions françaises de Proverbes kurdes (Paris 1937) ou des récits mi-historiques mi-légendaires où le patriotisme était fièrement exalté : Le Roi du Kurdistan (1936, 84 p.), l’Aigle du Kurdistan (144 p.).
Mais l’émir était avant tout un poète qui savait varier les genres : La Lyre kurde (1973) ou le Calvaire du Kurdistan (s.d.). Nous lui devons une Étude sur la poésie kurde (1937/1939). Pour les écoles, il a composé un charmant livret Dilê kurên min (Le cœur de mes enfants, 1932). Il a traduit en les versifiant 128 quatrains du célèbre mystique persan Omar Khayyam Çarinên Xeyam (1939) et il a également écrit de petits poèmes lyriques. Son journal Roja Nû (Le jour nouveau) qui a paru entre 1943 et 1946 à Beyrouth est une mine de textes, de légendes et de chansons.
1975 fut une année bien triste pour l’émir. Natacha, son épouse tant aimée, de près de vingt ans sa cadette, décéda à la suite d’un cancer. L’émir ne s’en remit jamais. Il répétait que c’était lui qui aurait dû partir le premier ! Roger Lescot, le fidèle ami depuis les années 1930, disparut lui aussi prématurément des suites d’un cancer. Le très cher père Thomas Bois, à notre immense regret, nous quitta en septembre de la même année d’une défaillance cardiaque ; le jeune historien et kurdologue Jean-Pierre Viennot perdit la vie accidentellement au cours d’une mission qu’il effectuait au cours de l’été avec deux compagnons au Baloutchistan pakistanais. Et comme un malheur ne vient jamais seul, l’émir dût assister impuissant à l’effondrement de la résistance et du mouvement national kurde en Irak au printemps de cette même année.
1975 fut certainement une année terrifiante pour l’émir !
Bien qu’ébranlé et affaibli par la disparition de son épouse, de ses amis, l’émir continua, jusqu’à son décès à l’âge de 83 ans, le 4 décembre 1978, à l’hôpital Saint Joseph dans le 14ème arr. de Paris, à être considéré par tous ceux, écrivains, journalistes ou voyageurs en quête d’information sur le Kurdistan, le pays des Kurdes si cher au cœur de ce gardien de la flamme, comme la personnalité inévitable et généreuse qu’il fallait absolument rencontrer.