[Article] le 01 Mar 2023 par

Des contradictions irréconciliables pour la justice linguistique ?

La langue kurde entre idéalisme politico-juridique et réalisme socio-économique

Plurivocité de la justice linguistique

Le terme de justice linguistique a été popularisé il y a moins d’une dizaine d’années, à partir du livre de Philippe van Parijs de 2010, mais les travaux qui mettent en œuvre cette notion remontent au début des années 20001. Plusieurs auteurs importants contribuent à la définition de la justice linguistique et à la mise en place d’un champ de recherche théorique et appliquée, parfois dans des sens différents. Les travaux de François Grin à Genève, par exemple, sont d’inspiration moins philosophique, mais pas moins normative, et s’ancrent davantage dans la tradition de l’économie publique, y compris dans sa dimension fiscale (mise en place d’un impôt linguistique). Ce n’est pas incompatible, loin de là, avec l’approche de van Parijs qui envisage également la justice linguistique sous un angle plus philosophique, mais pour révéler plus précisément quel type de conception de la justice ou de l’injustice est à l’œuvre dans une situation d’inégalité linguistique. A leur suite, plusieurs chercheurs ont cherché à affiner ces positions, en proposant par exemple la construction d’un indice de justice linguistique (Alcalde 2018, Gobbo 2018)2 sur lequel baser une évaluation des situations concrètes et envisager la mise en place d’un système de compensation. Nous reviendrons sur ce point. Il est clair que l’aboutissement pratique de la justice linguistique dans le sens d’une compensation des locuteurs qui s’estiment lésés supposerait une forme de bienveillance étatique (ou de confiance inter-groupes) qui est loin d’être assurée dans les contextes où, précisément, une telle question se pose.

De tels contextes, comme la situation de la langue kurde au sein des quatre pays sur lesquels elle s’étend actuellement, supposent qu’on entende la notion de justice linguistique dans un sens plus large, pour mieux la resserrer ensuite. Nous sommes d’abord obligés de rendre compte des divers sens dans lesquels on peut comprendre la justice linguistique.

Le principe normatif de justice linguistique idéale comme justice coopérative, chez van Parijs, peut se résumer ainsi : deux locuteurs de langues différentes, cherchant à communiquer ensemble, le font dans la langue qui est le mieux maîtrisée par celui qui est en situation de minorité linguistique et que l’autre interlocuteur peut comprendre ; ce qui suppose que si ce locuteur minoritaire a été obligé, en vue de cette interlocution, de renoncer au confort linguistique de sa langue maternelle, il est en droit d’espérer une compensation pour cet effort ou ce renoncement. Il est clair que cette idée de justice linguistique ne correspond à aucune situation réelle. Elle peut fournir un idéal régulateur. Même au sein d’un contexte institutionnel où un tel principe de justice pourrait être mis en place, comme les débats au sein des institutions européennes, ce principe n’est pas réalisé. La justice linguistique est, en revanche, censée être établie par le moyen de co-traductions systématiques. En un sens, on pourrait dire que la situation de l’Union européenne ne reflète pas la situation-type envisagée par van Parijs, sous l’angle idéal de la justice coopérative, dans la mesure où des dispositions sont prises pour que chacun puisse s’exprimer dans sa langue, plutôt qu’y renoncer et adopter la langue de l’interlocuteur s’il s’avère qu’elle est partagée à un degré suffisant. Dans les faits, naturellement, indépendamment des mesures institutionnelles, les locuteurs convergent vers des langues dominantes, et en priorité l’an- glais. Dans des contextes moins régulés que celui offert par l’Union Européenne, y a-t-il une chance quelconque que des principes de justice linguistique coopérative soient mis en place par des locuteurs animés souvent par une franche hosti- lité mutuelle ? Toutefois, même dans ces contextes il faut bien parfois arriver à se parler.

Etant donné la prévalence de ce type de contextes hostiles où les questions de justice linguistique se posent crucialement, il faut élargir la définition opératoire de cette notion. En pre- mier lieu la justice linguistique ne peut pas être conçue indé- pendamment des droits dont disposent les individus à s’ex- primer et à poursuivre des buts dans leur propre langue, droits qu’ils peuvent tenter de faire valoir le cas échéant. Or, ces droits ne sont pas clairement définis, ou du moins mal aisés à défendre en cas de violation pourtant manifeste. Les situations d’injustice liguistique sont normativement ambigües et l’hostilité peut se prévaloir de cette ambiguïté pour s’exercer avec la force (si ce n’est la civilité) du droit. Par exemple, le fait qu’une langue existe sur un territoire donné, voire est majoritaire sur un sous-ensemble territorial d’un Etat,neluiconfèrepasautomatiquementunquelconquesta- tut officiel. Est-ce là nécessairement une situation d’injustice linguistique ? Oui et non. Clairement oui, parce que beau- coup de locuteurs d’une langue sur ce territoire sont alors obligés de s’exprimer dans une autre langue que la leur, une langue qu’ils peuvent assimiler à celle d’un Etat oppresseur. C’estlasituationdesKurdesenTurquie,cepaysayantpous- sé la restriction de l’usage du kurde hors de domaines qui nonseulementrelèventenprincipedelalibertéd’expression, maisaussidel’expressionprivée3.Onnepeutignorerlapart d’humiliation délibérée qui accompagne de telles disposi- tions. Elles rappellent, toute proportion gardée dans la vio- lencemilitaireeffectivement exercée, l’interdiction du bre- ton dans les écoles publiques au début du vingtième siècle à travers ce panneau « Défense de parler breton et de cracher par terre ». La langue est réduite à une excrétion salivai- re. Elle sort de la bouche au même titre que les crachats ou le cérumen des oreilles. La lan- gue de l’Etat pour sa part, n’est pas organique.

Mais le problème est que le droit s’exerce ici. L’Etat a le droit de définir la langue officielle qu’il veut imposer à tous ses ressortissants, quand bien même ils ne la parleraient pas ou ne désireraient pas la parler. Il est difficile juridiquement de contourner, au nom d’une oppression linguistique effective, le droit de l’Etat à imposer sa langue officielle. Fernand de Varennes exprime clairement les frictions entre une disposi- tion nationale portant sur le choix d’une langue officielle et les droits de l’homme et certaines dispositions du droit inter- national qui peuvent être violées par ce choix étatique4. Quand le choix par un Etat d’une langue officielle entre en contradiction avec la liberté d’expression, quand il y a claire- ment, du fait d’une telle disposition nationale, une discrimi- nation fondée sur la langue, des recours via le droit interna- tional face à de tels phénomènes peuvent-ils primer face à une disposition législative en matière de langue officielle ? De Varennes indique, mais avec prudence quant à l’effectivi- té pratique devant un tribunal, dans quelle mesure le cadre du droit international offre des moyens de défendre ces droits linguistiques. Mais en réalité ce ne sont pas vraiment les droits linguistiques en tant que tels – le droit de parler publiquement en kurde, le droit de parler breton à l’école – qui sont visés. Ils ne sont défendus par des dispositions-clé du droit international en tant seulement qu’ils mettent en jeu des droits fondamentaux de la personne (liberté d’expres- sion, accès non discriminatoire à l’éducation, à l’emploi, etc.).

Les points de vue des juristes sont toutefois partagés. Il fau- drait admettre que quelque chose puisse avoir priorité sur la souveraineté de l’Etat en matière de défense des droits linguistiques. Cela est effectivement possible si les droits de la personne sont remis en cause par une politique linguis- tique nationale. Il y a une hiérarchie des droits et il y a bien une subsomption des droits linguistiques sous les droits de l’homme. Ce sont donc les droits du locuteur qui peuvent être protégés par cette stratégie de contournement juri- dique, plus que les droits de la langue elle-même. La défen- se de la langue en tant que telle n’est pas un droit de la per- sonne. Cela limite peut-être la possibilité d’une défense col- lective devant un tribunal (une class-action) au nom de la langue elle-même ; seul un ensemble de violations de droits de la personne – ou une somme de cas individuels – peut, sous cette approche, être pris en considération.

Il existe cependant une approche juridique alternative à celles des droits de la personne qui est celle de la protec- tion de la diversité linguistique et de la sauvegarde des langues menacées. On peut, dans cette perspective, se réfé- rer à la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires (1992). Les dispositions de la Charte illustrent comment un Etat – sans toucher au statut de sa langue offi- cielle – peut et doit utiliser d’autres langues dans ses contacts avec les membres du public. Il n’est apparemment pas facile, souligne de nouveau de Varennes, de recourir à cette Charte pour faire valoir des droits. La défense des droits linguistiques, non médiée par des droits de l’hom- me, est encore plus ténue au niveau du droit international. En termes de traité, il n’existe que la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel du 17 octo- bre 2003 (adoptée par l’Unesco), qui vise la protection de manifestations linguistiques, et donc, de nouveau, non pas la protection des langues en elles-mêmes ou ne définit pas un droit linguistique en tant que tel. Nous avons analysé ailleurs certaines contradictions de la Charte européenne de 1992 concernant la différence de traitement entre lan- gues minoritaires ancrées historiquement (à quand remon- te l’histoire dans ce cas ?) et langues immigrées dans les

Etats-nations5. Si la question est d’obtenir « une langue de contact », sans nécessaire officialisation mais avec un cer- tain degré de reconnaissance, entre l’Etat et certaines de ses populations, comment justifier une différence de traitement entre langues régionales et langues immigrées ? Il n’est pas impossible, dans le contexte turc, et non plus européen, qu’une confusion délibérée s’opère entre le kurde comme « langue minoritaire6 » et « langue immigrée », comme si les Kurdes, du fait peut-être qu’ils revendiquent l’existence du Kurdistan, se trouvaient, alors que le Kurdistan n’est pas reconnu comme Etat indépendant, dans une situation d’im- migration interne en Turquie. Cette hypothèse peut être confortée à la lecture des travaux de Jean-François Pérouse sur l’immigration kurde à Istanbul où, d’après ce chercheur, les Kurdes y subissent une sorte d’assignation identitaire forcée (hostile ou compassionnelle, selon)7 qui peut renfor- cer l’illusion du kurde comme une langue immigrée de l’in- térieur à laquelle, par conséquent, ne devrait pas s’appli- quer le format juridique éventuel d’une reconnaissance associée à ne serait-ce qu’une langue régionale.

En deçà des questions de reconnaissance juridique et du fait des difficultés d’interprétation et d’application qu’elles impliquent, l’aspect éminemment identitaire de la question de la justice linguistique la transpose assez rapidement sur le plan politique. La défense des droits linguistiques se généra- lise en luttes nationales. Le 21 février, qui commémore le massacre à Dhaka en 1952 d’étudiants bengalis, qui protes- taient contre la seule officialisation de l’urdu par les autorités pakistanaises, est une journée institutionnelle (proposée par l’Unesco en 1999) qui, bien que prenant ancrage dans une lutte de reconnaissance particulière, en transcende, dans ses intentions, le particularisme initial, cherchant à faire du mul- tilinguisme et de la reconnaissance de la diversité linguis- tique une cause internationale. Mais comme nous le suggé- rions déjà plus haut, les contextes où se posent crucialement les questions de justice linguistique échappent le plus sou- vent à la bonne volonté de telles démarches favorisées par les institutions internationales. Il ne s’agit pas d’y renoncer – ces institutions continuent à fonctionner philosophiquement selon le principe kantien d’un idéal régulateur8 - mais d’ad- mettre que le type de facteurs à l’œuvre dans l’exacerbation locale des injustices linguistiques met en lumière une logique humaine à la fois plus complexe et plus primitive.

Une approche économiste de la justice linguistique

Dans l’approche de la justice linguistique proposée par Philippe van Parijs, les situations multilinguistiques à l’échel- le d’un Etat, d’un territoire, et même d’une interlocution momentanée entre quelques ou deux individus, soulèvent la question de quelle langue doit dominer la conversation. Il y a ici une série de critères possibles à prendre en compte, semblables aux critères de justice sociale, tel que le principe maximin de John Rawls par exemple. Selon ce critère – qui n’est pas totalement étranger à une approche kantienne – on cherchera à favoriser l’intercompréhension entre les indivi- dus en adoptant comme langue de la conversation celle qui maximise les chances de communication et celle qui, si elle est adoptée, ne défavorise personne par rapport à l’usage d’une autre langue parmi les langues potentiellement dispo- nibles. Par exemple, supposez trois locuteurs modérément polyglottes qui disposent respectivement des capitaux lin- guistiques (langues plus ou moins maîtrisées), classées dans un ordre de maîtrise décroissant :

  • Locuteur n°1 : turc/anglais/kurde
  • Locuteur n°2 : anglais/kurde/turc
  • Locuteur n°3 : français/anglais/turc/kurde

Clairement le français ne peut pas être adopté comme langue commune. Mais ni le turc ni le kurde ne peuvent l’être non plus bien qu’ils soient parlés à des degrés divers par les trois locuteurs. La raison est que si l’on adopte le kurde le locuteur n°3 et surtout le locuteur n°1 se trouvent moins bien loti que si l’on adopte le turc. Mais si l’on adopte le turc, le locuteur n°2 est moins bien loti que si l’on adopte le kurde ou même l’anglais. Seul l’anglais permet de parvenir à un compromis suffisamment acceptable, bien qu’il ne satisfasse pas pleine- ment le locuteur n°1. Si cette configuration est réellement rencontrée, on peut se demander quelle langue prévaudra dans la conversation. Il m’est apparu que des Kurdes, dans ces conditions, n’hésitaient pas à parler turc si un des locu- teurs présente un écart significatif entre le turc et le kurde en défaveur du kurde (cela reste à confirmer ou pas par mes lec- teurs kurdes). Ce serait une attitude différente de celle sou- vent rencontrée en Israël, par exemple, où les questions poli- tiques liées à la langue (choix de l’hébreu ou de l’arabe) sont également aigües, et où des locuteurs natifs de l’arabe pales- tinien, bien que très bons locuteurs de l’hébreu, préfèrent dans certaines circonstances s’adresser en anglais à une per- sonne parlant pourtant l’hébreu. La convergence sur le maxi- min rawlsien peut donc à nouveau se heurter à des attitudes idéologiques de conciliation ou non-conciliation dont l’usage d’une langue, plutôt qu’une autre, devient le signal.

Différemment des questions juridiques, politiques, ou de jus- tice linguistique prise dans un sens normatif, on peut avoir une vision « froide », utilitariste, des langues et se poser la question de leur signification et de leur portée économique. Dans une certaine mesure, en marge des motifs identitaires, les individus sont, de fait, poussés par des motifs écono- miques à adopter une langue différente de celle à laquelle ils se rattachent par leur identité ou par construction idéolo- gique. Bien entendu, cette approche économique n’est nulle- ment incompatible avec la prise en compte de critères de jus- tice linguistique dans le sens que l’on vient de définir. Mais elle pose aussi des questions qui sont plus typiques d’une approche économique, une approche assez malfamée, une approche qui va souvent à l’encontre des émotions et des valeurs qui sont attachées à la défense des langues. Il n’y a évidemment aucune protestation de la part de travailleurs kurdes immigrés en France contre le français. Ce n’est pas tout à fait la même chose que lorsqu’un travailleur kurde va travailler à Istanbul. Et encore moins la même chose que lors- qu’il doit parler turc à Diyarbakir.

On ne peut pas éviter l’approche économique de la justice linguistique, parce que même si les individus souhaitent la survie de leur langue, ils veulent aussi la leur propre, et si cette dernière impose d’adapter une langue dominante diffé- rente de la leur, ils le feront généralement, induisant, malgré leurs valeurs les plus chères, une logique d’attrition de la langue maternelle. La langue kurde n’est malheureusement pas étrangère à ce phénomène d’attrition9. De plus, parce qu’il y a une logique de concentration linguistique (peut-être multi- polaire, mais n’englobant certes pas le kurde et seulement relativement le français par exemple) à l’œuvre qui est consubstantielle aux tendances de la mondialisation écono- mique dont les langues communes, les langues dominantes et leurs versions lingua franca sont le vecteur principal. Il s’a- git là d’usages non identitaires, mais vitaux, de la langue.

L'économie des langues, non nécessairement indifférente aux questions d'équité, s'intéresse ainsi plus spécialement aux questions suivantes :

  • Quel est l'impact économique du multilinguisme ? Celui- ci peut être positif (plus grandes compétences) ou négatif (d’un point de vue économique coûteux à maintenir, à titre individuel ou collectif).
  • Ainsi, quel est le coût du maintien des langues (dans une logique d’efficacité du marché ou dans une logique patri- moniale, « environnementale » ?
  • L'attrition des langues minoritaires par la mondialisation induit-elle des coûts spécifiques (par exemple en termes de déperdition de ressources liées exclusivement à l’usage d’une telle langue, comme la perte d’un savoir, d’une exper- tise ? On peut penser ici aux liens entre diversité linguistique et biodiversité qui font que certaines vertus médicinales de plantes ne sont connues que dans des langues indigènes qui, disparaissant, font également disparaître les compétences enregistrées exclusivement dans cette langue.
  • Enfin, plus généralement, l’économie pose directement la question de la valeur d'une langue. Et elle ne le fait pas exclu- sivement dans les termes d’une analyse coûts/bénéfices qui sous-tend les trois questions précédentes. C’est sur cette autre approche que je vais désormais me concentrer dans la suite de cet article, ayant plus spécialement réfléchi au sens d’une telle approche en lien avec la justice linguistique.

On peut distinguer, très classiquement, entre la valeur d'usage et la valeur intrinsèque (symbolique) d’une langue. Il s’agit préci- sément d’une transposition, en termes économiques, de la disso- ciation entre conception identitaire et conception pragmatique dans la relation à la langue. La question est donc la mesure de la valeur d’une entité, la langue, qui ne s’apparente à aucun autre bien et qui, sauf dans un sens très figuré10, n’est pas un bien marchand présent sur un marché. On peut tenter une comparai- son avec une autre catégorie de bien non-marchands comme les- dits « biens environnementaux ». Depuis les travaux inauguraux de Siegfried von Ciriacy-Wantrup11, les économistes utilisent une méthode dite de « valuation contingente » pour approximer la valeur d’un bien environnemental. Procédant sur la base de questionnaires structurés, on cherchera à travers cette méthode à éliciter la valeur d’un bien environnemental comme un parc naturel, une portion de littoral, la présence d’une faune et d’une flore diversifiées, etc., en demandant à des usagers de ces biens ce qu’ils seraient prêts à payer pour conserver ce bien ou prêts à accepter comme dédommagement en cas de disparition de ce même bien. Il est clair que la question positive et la question négative ne conduisent pas aux mêmes résultats. Il est également clair que pour beaucoup de personnes la question demeu- re ambigüe entre la valeur d’usage (on serait éventuellement prêts à payer l’accès à une ressource naturelle jusque-là gratuit) et la valeur intrinsèque qui peut typiquement continuer à être jugée non-mesurable.

Dans quelle mesure cette méthode de valuation contingente peut-elle s’appliquer à la langue ? Les individus, intuitivement et spontanément, accordent une valeur à leur langue. Or, c’est certainement le sens de valeur symbolique ou identitaire qui, d’une part, va venir à l’esprit des individus ainsi interrogés et qui, d’autre part, semble être pris en compte prioritairement dans la réflexion sur les droits linguistiques. C’est également cette prévalence cognitive et affective de la valeur intrinsèque ou symbolique de la langue qui rend difficile l’application directe (déjà difficile dans le contexte des biens environnemen- taux) de la méthode de valuation contingente aux langues. Parce que la langue, si on la considère comme quelque chose relevant de l’identité, voire du sacré, est un bien intangible, incommensurable, incomparable en principe avec quelque chose qui ressort de l’utilité économique et de la mesure moné- taire. En dépit de ce conflit de valeur, je maintiens qu’on ne peut efficacement échapper à l’analyse économique dans le contexte de la défense des droits linguistiques. Je soulève, donc, en toute conscience, des réserves que ce conflit peut inspirer de valeurs désagréables. Car après tout il correspond à une situation que les individus rencontrent dans leurs choix linguistiques. Cette situation peut être vécue comme un conflit interne par un individu : travailler en turc, mais aimer en kurde. Publier en anglais, mais penser en français. Les hiérar- chies linguistiques externes, imposées, sont répercutées dans nos fors intérieurs. Ils donnent lieu à des affects particuliers. L’un d’entre eux, mais ce n’est pas le seul, est la revendication d’une sacralité de sa langue maternelle.

Un économiste comportemental et expérimental cherche à avoir accès à ces états et à comprendre comment ils influen- cent les choix des individus. Je distingue donc bien d’emblée entre valeur d’usage et valeur intrinsèque de la langue et l’i- dée expérimentale, ici, est précisément de repérer les points de conflit entre ces deux types de valeur. Je me suis ainsi, à titre d’illustration de ce point, intéressé à ces conflits de valeur dans des populations immigrées intégrées en France : Algériens, Chinois, de la première à la troisième génération. L’enquête était basée sur une mesure indirecte de la valeur d’usage de la langue maternelle dans des contextes adminis- tratifs, médicaux (système public) ou de transaction privées (banque). Les questions tournaient autour d’un consente- ment à payer pour un service de traduction dans la langue maternelle pour ce type de services. De manière non surpre- nante, les individus sondés ont des attitudes différenciées selon le contexte. Un des résultats saillants qui s’est dégagé de cette enquête est que les arabophones, en dépit du fait qu’ils parlent le français couramment, peuvent vouloir privi- légier, à titre d'hypothèse, un usage de l'arabe dans les contextes administratifs. Les locuteurs du chinois, en dépit parfois d’une moindre maîtrise du français, ne tendent à la privilégier que dans le cas de transactions privées. De maniè- re intéressante, ces décisions sont corrélées dans les deux cas à une haute valorisation intrinsèque de sa langue maternelle. La valeur identitaire que l’on accorde à sa langue peut donc donner lieu à des attitudes très différenciées concernant la revendication de son usage dans des contextes où une autre langue, plus ou moins maîtrisée, est d’usage habituel. Il y a à la fois corrélation et décorrélation, selon les contextes, entre valeur intrinsèque et valeur d’usage. Le contexte de l’immi- gration est très particulier, lié à des effets plus globaux de reconnaissance, à des choix individuels ou collectifs d’intégration au pays d’accueil et de préservation des cultures d’origine distinctes, etc. Les mêmes effets, en nature et en degré, ne se retrouveraient pas forcément dans le cas de l’étude d’une langue « minoritaire » opprimée où le conflit entre valeur d’usage et valeur intrinsèque est a priori encore plus aigu.

Il est intéressant de récolter de telles données, après en avoir perfectionné les méthodes d’acquisition et d’analyse et l’in- terprétation qu’on peut leur prêter, pour les trois raisons sui- vantes :

D’abord, parce que, comme on le voit, ces méthodes peuvent être révélatrices d’attitudes problématiques, de choix diffici- les, chez les individus concernés eux-mêmes, d’un conflit intériorisé entre aspirations juridiques et politiques d’un côté, et réalité sociale et économique de l’autre.

Ensuite, parce que, quitte à emprunter un paradigme envi- ronnemental, autant l’utiliser jusqu’au bout : la méthode de valorisation des biens non-marchands, des biens immatériels environnementaux, est une base reconnue en vue d’une stra- tégie de demande juridique de compensation, comme dans le cas de L’Exxon Valdez en 1989. Dans le cas des langues mena- cées, la seule proposition de nature juridique qui, à notre connaissance, a été avancée est celle de Gilead Zuckermann dans le contexte des langues aborigènes australiennes12. Cette proposition mériterait d’être mieux connue, discutée et adaptée à d’autres contextes.

Enfin, une troisième raison pour poursuivre un tel travail, et en particulier dans la situation du kurde, prend appui sur le fait que la langue est un mécanisme d’organisation sociale relevant à la fois de la sphère privée et d’un mode de planification linguistique. L’évolution de la langue se situe toujours à cette interface entre la spontanéité des interactions et sa validation normée par la communauté, laquelle peut être prise en charge par des instances centrales de planification et d’énonciation des règles. Connaître la valeur que les indivi- dus accordent à leur langue peut favoriser la planification et la régulation linguistique dans une direction supplémentaire à celle des fonctions habituellement prises en charge par les académies de la langue et étendre le domaine de la planifica- tion linguistique dans le sens d’une justice coopérative telle qu’idéalement envisagée par van Parijs. Il est important de révéler des préférences individuelles de la population admi- nistrée par l’autorité centrale, dans les domaines où cette autorité centrale décide d’intervenir, comme c’est le cas pour la langue. On peut souhaiter que les mécanismes de décision publique aient un certain nombre de vertus : augmenter le bien-être global, minimiser les frustrations individuelles, intégrer divers coûts et bénéfices (notamment ceux de la mise en place et du maintien du mécanisme), favoriser les externa- lités positives, etc. Une méthode d’investigation des préfé- rences linguistiques des individus, dans des contextes privés et institutionnels, participe donc d’une amélioration de cette approche. Elle est une partie inhérente de la gestion efficace d’un futur Etat où les questions de multilinguisme (entre kurde et autres langues, et entre différentes langues kurdes) se poseront nécessairement.

Conclusion

Ce sont donc des approches éclatées de la justice linguis- tique que l’on peut tenter de réconcilier. Une approche de la justice linguistique en termes juridiques, comme celle suggérée par F. de Varennes, souligne clairement que les stratégies juridiques de défense de droits linguistiques ou de langues elles-mêmes, par le recours à une législation supranationale, se tiennent en contradiction avec des déci- sions nationales concernant les langues officielles. Il est donc également important de rendre compte des effets écono- miques de la discrimination linguistique, non seulement les effets négatifs sur les individus eux-mêmes, mais encore sur les Etats qui mettent en œuvre une telle discrimination. On peut douter de la cohérence politique entre les effets écono- miques purement négatifs associés à la discrimination (ce type de discrimination retire en effet des ressources du mar- ché, de l’emploi, appauvrit une nation) et la défense pure- ment idéologique de l’intérêt national associée à la discrimi- nation d’une langue minoritaire. Il nous faut des économis- tes, dans le mouvement kurde et ailleurs, qui s’intéressent à la perte en PIB de la Turquie liée à la politique d’attrition de la langue kurde. C’est la première question économique, la plus simple et directe. Les politiciens nationalistes sont peu sensibles aux arguments juridiques qui vont à l’encontre de l’idée qu’ils se font de la souveraineté nationale, mais, plus curieusement, ils semblent avoir aussi une vision biaisée de l’économie politique, c’est-à-dire de leurs propres intérêts, ignorant les pertes de valeur liées à l’attrition des langues. Nous pensons donc que les stratégies de reconnaissance juri- dique doivent s’appuyer sur l’analyse économique pour ren- dre plus efficace les notions de justice linguistique aujourd’- hui en vigueur.