Les hommes sont comme les cailloux des rivières. Mes souvenirs ne se bornent pas au peu que je raconte ici. Sans entrer dans les détails, je vais vous raconter en tant que témoin ce que j’ai vécu avec le Docteur Ghassemlou. Il était un proche de ma famille, ami d’enfance et d’adolescence.
Abdul Rahman naquit le 22 décembre 1930 dans le village de Ghassemlou. Son père Mohamed Agha Wisuq était un grand responsable au Palais Royal d’Ahmed Pacha, dauphin du Shah, à Tabriz.
Après une dispute avec Ahmed Pacha, son père décida de rentrer au pays natal, le village de Ghassemlou. Ahmed Pacha lui envoya plusieurs messages afin qu’il reprit son poste mais Mohamed Agha ne lui répondit pas.
Bien qu’il n’ait pas vécu longtemps, sa vie et ses études à Ourmia lui permirent d’acquérir des connaissances sur la situation politique du pays. A l’époque de la République du Kurdistan, tout au début, il était déjà membre de la jeunesse du Parti Démocratique. Lorsqu’il rendait visite à sa famille, il apportait des livres pour les jeunes. Il les réunissait et leur lisait ces livres. Il les encourageait à faire des études et à connaitre le système politique du gouvernement du pays.
Malgré les attaques de l’ennemi et la défaite de la République du Kurdistan, il fit plus que jamais preuve d’opiniâtreté et de persévérance. Il continua ses études à Téhéran tout en participant activement à des réunions et aux activités du Parti dans le cadre d’un front composé à l’époque du Mouvement Démocratique d’Azerbaïdjan, du Parti Démocratique iranien, du Parti Toudeh et du PDK.
En 1948, il s’en alla en France pour continuer ses études. A Paris, en même temps que ses études, il fonda le Comité d’étudiants kurdes. Il partit ensuite à Prague et finit son doctorat dans le domaine de l’économie. Après l’avoir obtenu, il rentra en Iran. Quand il apprit que la vie du patriote kurde Aziz Youssefi était en danger, il me demanda de veiller sur lui et de lui rendre visite régulièrement. Il lui trouva une vieille bicoque peu équipée à Ourmia. Personne ne pouvait passer le voir sauf son frère Osman, le Docteur Ghassemlou, Abdulla Ishaqi et moi.
Plus tard, le Docteur Ghassemlou, Abdulla Ishaqi et Aziz Youssefi allèrent au village Ghassemlou. De là-bas, considérant que la ville d’Ourmia était toute aussi dangereuse que la ville de Mahabad pour Aziz Youssefi, ils décidèrent qu’il valait mieux qu’il vive dans une autre grande ville où personne ne le connaîtrait. Ils l’envoyèrent donc en tant que représentant du Parti au Kurdistan irakien à la fois pour sauver sa vie et pour qu’il puisse continuer sa lutte.
Aziz est donc en chemin. Il arrive à Ourmia, de là-bas, il prend la route menant à Mahabad. Au Check Point de Ballaniche, les gendarmes arrêtent le bus dans lequel il se trouve et ordonnent : « Aziz Youssefi doit descendre ». Aziz avale les lettres du Parti à la hâte. Mais alors les gendarmes lui font boire du permanganate de potassium et il vomit les lettres qui tombent malheureusement toutes aux mains des autorités.
L’arrestation d’Aziz m’intrigua beaucoup et resta une véritable énigme pour moi. Comment avaient-ils su qu’il se trouvait dans ce bus ? Comment l’avaient-ils reconnu ?
Abdulla Ishaqi qui vivait à Téhéran, arriva à Ourmia et me proposa de louer une maison qui appartenait à un certain Mister William, un Assyrien. Ce dernier, professeur de français à Mahabad, était une connaissance d’Ishaqi. J’acceptai et nous nous y installâmes. Mahmud Mangury, membre et facteur particulier du Parti, nous ramenait le Journal de Kurdistan à la maison depuis la ville de Tabriz. Il livrait le reste des journaux dans la ville de Mahabad et les donnait aux responsables du Parti de la ville.
Une dernière fois, il nous apporta les journaux. Il devait porter les autres journaux jusqu'à la ville de Mahabad. Il voulut emprunter un raccourci et prit une autre route qui l’amena dans le village Qomqella où il dut franchir un Check Point de gendarmes iraniens. Les gendarmes fouillèrent sa voiture et trouvèrent les journaux. Il finit par nous dénoncer, Ishaqi et moi, en donnant l’adresse de la maison.
C’était la nuit, je vis Ishaqi (Ahmed Tofiq) en train de parler avec un officier de gendarmerie. Il lui dit :
« Non, Ishaqi n’habite pas dans cette rue, vous vous êtes trompés. »
Quand le gendarme fut parti, Ishaqi m’assura qu’il fallait quitter cette maison le plus vite possible. Je lui demandai pourquoi. Il me répondit que cet officier lui avait fait comprendre indirectement que nous avions été dénoncés. C’était évident car il était venu tout seul en plein milieu de la nuit et sans arme.
Comme je connaissais bien Ourmia, j’enfilai précipitamment ma veste et j’emmenai Ishaqi dans les jardins à l’extérieur de la ville en lui demandant de m’attendre car je voulais lui apporter des provisions pour la route. Je lui portai du pain, du fromage et d’autres choses à grignoter. Je lui expliquai bien la route et lui conseillai de ne jamais prendre la voiture et surtout de faire tout le chemin à pied. Quant à moi, je rentrai dans la ville et allai directement chez le propriétaire de la maison, Mister William. Je lui dis :
« Si quelqu’un vient te demander à qui tu as loué ta maison, dis que c’est à moi et non à Ishaqi car il vient d’avoir de gros problèmes ».
Pour me rassurer, je me dirigeai alors vers la maison. De loin, je vis qu’elle était entourée de policiers et de gendarmes. Ils avaient aussi bloqué la rue. Sans hésiter, je pris tout de suite la route de Mahabad. En chemin, je rencontrai un ami qui conduisait un camion chargé d’une cargaison de pierres. Il m’amena jusqu’à la mine. De là-bas, je fis le chemin à pied jusqu’à notre région. Dès que j’arrivai dans le village de Ghassemlou, je rencontrai un ami du nom d’Abbas et lui demandai de m’apporter quelques provisions. Je lui dis aussi qu’il ne fallait surtout pas parler de ma venue dans le village. De loin, depuis les jardins extérieurs au village, j’observai notre maison. J’assistai à l’arrivée des gendarmes. Ils encerclèrent la demeure, puis ils entrèrent chez moi. Ils dirent à mon père que son fils était convoqué au poste de la gendarmerie d’Ourmia et qu’il devait s’y rendre le plus vite possible. Abbas avait révélé à mon père que je m’étais caché dans le village. Mon père et le père d’Abbas vinrent me voir et ils me dirent :
« C’est sûr que les gendarmes t’ont vu dans le village et c’est pour ça qu’ils sont venus. S’ils voulaient, ils pourraient t’arrêter facilement ».
Ils ajoutèrent :
« Il vaut donc mieux aller te présenter au commissariat. Ainsi, le problème sera réglé ».
J’acceptai leur proposition et me rendis au commissariat. Une fois arrivé dans la salle d’enquête, un officier respectable et malin me souhaita la bienvenue. Il commença son interrogatoire par la lecture de quelques extraits de poèmes. Il me pria de ne lui dire que la vérité. Il me demanda si je connaissais Abdulla Ishaqi. Je répondis non à cette question et à toutes les autres questions. Quand la réunion fut terminée, à l’extérieur de la salle, je vis un groupe d’hommes en habits civils, ils avaient l’air d’agents de renseignements. Un certain Bahaduri qui était leur responsable me demanda de recommencer l’interrogatoire avec lui dans une autre salle. Comme mes réponses ne lui plaisaient pas, il me menaça :
« Si tu ne nous dis pas la vérité, tu seras condamné à trois ans de prison ».
Je lui affirmai que tout ce que je disais était vrai.
Bahaduri avait préalablement tout préparé. Quand je lui appris que Mister William m’avait loué la maison à moi et non pas à Ishaqi, il fit entrer Mister William. Celui-ci s’assit, tête baissée, dans un coin. Il balbutia :
« En effet, j’ai loué ma maison à Abdulla Ishaqi ».
Sans aucun doute, ce témoignage me mit dans une situation très critique. Au commissariat, on écrivit le mandat d’arrêt et on me transféra dans le centre municipal de détention de la ville.
Plus tard, on me dit que je pouvais avoir un avocat commis d’office pour me défendre. J’acceptai alors et on m’en désigna un très bon qui était kurde et qui s’appelait Hassas.
En première audience, le jugement prononcé contre moi fut une peine de cinq ans de prison. Mon avocat fit une demande de contestation du jugement et put saisir la Cour d’appel.
Entre temps, il vint me voir en me disant que si je changeais un peu ce que j’avais dit, il s'arrangerait pour réduire ma peine. Au début, je ne voulais pas mais comme il était kurde, honnête et assez expérimenté, je finis par céder. Car entre temps, le Comité du Parti dans les prisons m’avait contacté et conseillé de collaborer pour le bien du Parti. Ainsi, dès notre sortie de prison, nous reprendrions nos postes et nos activités le plus tôt possible. Bref, mon avocat Hassas, content de m’avoir convaincu, m’annonça qu’il allait commencer ainsi la plaidoirie :
« L’Iran existe donc j’existe. »
Le jour venu, Hassas plaida bien ma cause. La Cour criminelle du régime réduisit ma peine à un an et demi. En réalité, le gouvernement faisait plus attention car il ne voulait pas énerver le peuple d’avantage. Il adoptait d’abord une politique de punition puis de générosité.
Quand je sortis de prison, je pris la route de Téhéran. J’y rencontrai le Docteur Ghassemlou et je lui racontai tout ce qui m’était arrivé. Ishaqi était aussi venu voir Ghassemlou mais il ne me posa jamais de question à propos de mon arrestation.
Le Docteur me demanda ce que j’allais faire. Je lui fis remarquer : une fois passé par la prison, on est en permanence suivi et on ne peut pas faire grande chose, comme il le savait bien. Il me répondit que le Parti avait revu les procédures à suivre, quant aux activités dans les villes et les villages et que nous étions maintenant plus organisés. Il ajouta qu’il voulait justement rentrer dans notre région pour y déployer des activités et me demanda si je pouvais l’aider pour ça. Quand j’eus donné mon accord, il me proposa d’y aller le lendemain. Il me donna une besace dans laquelle se trouvaient un peu de provisions et trois lettres. Une pour Qadir Sharif, une pour Asad Khodayarî et une pour Said Resûl.
Quand j’arrivai dans le village de Saidawa, je me rendis directement chez Ahmedî Alike. Il était membre du Parti et c’était un homme brave et gentil. Le lendemain, Qadir Sharif (dont le vrai nom était Hashim Aqlel Tollab) gagna la région où il devait déployer ses activités. Asad Xodayarî et moi, nous partîmes pour la contrée dont nous étions responsables.
Quelques mois plus tard, nous apprîmes la tenue prochaine de la première conférence du Parti dans le village de Qewter, pas loin de Mahabad. Les camarades qui y participèrent étaient : le Docteur Ghassemlou, Qadir Sharif, Abdulla Ishaqi, Abdulla Izzetpûr, Asad Khodayarî, Youssif Riswani et Hashim Husseinzade. Said Resûl était responsable de l’organisation de la conférence.
Au cours de cette conférence, qui se tint en 1955, nous abordâmes les points suivants :
- L’indépendance du parti.
- Création d’un front avec les autres forces de l’opposition à condition que les partis avouent leurs erreurs et tirent des leçons de leur passé.
- Changement profond, réforme agraire et lutte contre les féodaux.
- Réorganisation des activités du parti dans toutes les régions kurdes.
C’était la première grande réunion après la défaite de la République du Kurdistan.
On décida de diffuser les résultats de la conférence dans les comités du parti, dans les villes et les villages, afin que tous les membres en prissent connaissance et donnassent leur avis là-dessus.
L’ennemi avait très peur de la croissance et de la réorganisation du parti. C’était pour cela que les gendarmes devenaient encore plus violents et qu’ils installaient de plus en plus de Check Points dans les villes et les villages. Afin de contrecarrer ce plan, nous commençâmes à utiliser des chevaux pour nous déplacer et empruntâmes les sentiers plutôt que les routes. Pour cela, nous recevions l’aide de Mam Ghanî Bilouriyan.
Quand les attaques du régime descendirent de plus en plus près des villes et villages, nous fûmes obligés de partir de l’autre côté de la patrie (au Kurdistan irakien). Quand j’arrivai à Dialah, j’allai chez Barzani et je fus très bien accueilli. Je me rendis ensuite au siège du parti de Barzani, mais il n’était pas là. Son siège était un grand hôtel, plein de peshmergas prêts à se défendre. Un peu plus tard, Omer Debabe et Abdulla Ishaqî vinrent me voir. Puis Omer Debabe m’accueillit chez lui à Kirkouk. Quelques jours après, nous partîmes pour Sulaymaniye.
Une centaine de membres du Parti s’étaient enfuis et installés à Sulaymaniye. Mon camarade Asad Khodayarî et moi, suggérâmes au Docteur Ghassemlou et à Abdulla Ishaqî qu’il serait bon d’expliquer aux membres du parti qui était à l’origine de cette situation.
Ils nous promirent de faire une enquête là-dessus. Pour cela, ils devaient former un comité d’enquête pour collecter des documents à ce sujet. Il fallait organiser une réunion pour désigner quelqu’un en tant que chef du comité et représentant du Docteur Ghassemlou. Au cours de cette réunion, il se passa deux choses inhabituelles. Ishaqî avait discrètement installé un micro dans la salle. Pourquoi avait-il voulu nous enregistrer ? Ce n’était pas clair! Un certain Nawzad qui était de Sulaymaniye s’était incrusté dans la salle.
Mais heureusement, un membre du Parti (Ahmed Kabarî) découvrit que ce Nawzad était venu pour assassiner le Docteur Ghassemlou. Il lui dit alors précipitamment :
« Si tu ne sors pas tout de suite, je te frapperai à mort ».
Nawzad disparut et on ne le revit jamais.
Pour travailler dans le comité d’enquête, Ghassemlou désigna Assad Khodayarî et moi. Ahmed Tofiq choisit Qadir Sharif et Suleyman Mouinî. Pour récolter des informations nous devions nous retrouver dans un hôtel à Bagdad. Quand le Docteur Ghassemlou arriva, il laissa son sac dans le salon puis il alla au lavabo pour se rafraîchir. A ce moment-là, Suleyman Mouinî voulut fouiller ce sac mais Assad et moi l’en empêchâmes. Finalement, Ahmed Tofiq ne se pointa jamais à l’hôtel.
Quand nous rentrâmes à Sulaimaniye, j’annonçai franchement à mes camarades que ça ne s’était pas bien passé. Le Docteur Ghassemlou était invité chez le Docteur Izeddîn Mustefa Resûl. Quand il vint nous rendre visite, je lui dis que j’allais rentrer à la maison. Deux camarades m’accompagnèrent pour cela. Mais malheureusement à la frontière, ils se rendirent au régime.
Plus tard, je fus de nouveau arrêté.
En 1976, quand je fus relâché, je vis aussi Mam Aziz Youssefi libéré de prison à Téhéran mais il était très faible. Malheureusement, il avait beaucoup de problèmes de cœur. Il rendit finalement son âme à la cause kurde, et fut enterré à Mahabad.