[Article] le 05 Mai 2023 par

Les ressorts de l’engagement des femmes kurdes dans la lutte armée. Le cas du PKK

Le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), dont le leader Abdullah Öcalan
est emprisonné depuis 1999, apparaissait lors de sa fondation, en 1978, à la
fois comme un mouvement révolutionnaire marxiste-léniniste et un mouvement
de libération national érigé contre le colonialisme turc. Après le coup d’État
militaire de 1980 et le verrouillage de la vie politique et institutionnelle par
l’armée turque et à la suite des exécutions extrajudiciaires et de l’emprisonnement
de nombreux intellectuels et militants kurdes, le PKK s’est lancé, en 1984,
dans la lutte armée. Progressivement, de jeunes femmes ont rejoint les rangs
de la guérilla, surtout à partir des années 1990. La féminisation de la lutte
armée au Kurdistan a conduit le PKK et les observateurs de la vie politique
kurde à s’interroger sur les rapports sociaux de genre au sein de l’organisation.
Cette contribution tente, dans le cadre d’une sociologie des mobilisations,
d’apporter un éclairage en la matière à partir des questions suivantes : Quels
sont les conditions et les ressorts sociaux et moraux de l’engagement des
femmes kurdes ? Comment, dans une société empreinte de la domination masculine,
le PKK a-t-il suscité et théorisé l’engagement des femmes kurdes dans
la lutte armée ?
Pour répondre à ces questions, cet article propose, dans un premier temps, de
revenir sur trois configurations de mobilisation pour décrire la condition de la
femme dans la société kurde et l’impact du réveil national, des événements politiques
et des expériences vécues sur l’économie émotionnelle de la mobilisation.
Il s’intéresse ensuite aux constructions symboliques et idéologiques qui ont
nourri leur expérience subjective et qui sont parties prenantes du processus de
politisation alimentant l’engagement des femmes dans la lutte de libération. Il
tente enfin de montrer comment l’engagement dans la guérilla induit de
nouvelles représentations de la femme kurde mises au service de la cause révolutionnaire.
Pour ce faire, cette contribution mobilise les données - observations, entretiens
directs et semi-directs, carnets de terrain, biographies de femmes combattantes
- issues de deux terrains réalisés au Kurdistan en 2017 et 2018, l’un dans le
maquis et l’autre dans les villes kurdes de Turquie. Précisons toutefois qu’ici,
nous nous concentrons sur les femmes engagées dans la lutte armée au Kurdistan.

Un retour chronologique sur l’engagement

des femmes dans la lutte armée du PKK

Dans cette recherche, l’engagement est entendu au sens large suivant la
proposition de Howard Becker (2006), c’est-à-dire comme un concept descriptif
pour désigner une forme d’action caractéristique de groupes ou de personnes
spécifiques, permettant d’analyser le pouvoir, le recrutement, la politique, etc.
L’analyse de l’engagement sous le prisme du genre permet de réinterroger les
formes, les modalités et les lieux de l’engagement à l’aune des rapports
genrés. Autrement dit, il s’agit de « questionner les rapports de pouvoir qui se
jouent dans les formes, les qualifications et la reconnaissance des engagements
en temps de guerre » pour reprendre les termes de Joan Scott (1988). Il nous
semble, dans cette perspective, intéressant de revenir sur les différentes phases
de l’engagement des femmes au sein du PKK.
Pendant la première phase de mobilisation, de 1978 à 1990 où très peu de
femmes étaient impliquées dans la lutte armée, non seulement l’organisation,
mais aussi la société kurde percevait "la guerrière" avec réticence, car elle
présentait des caractéristiques très éloignées du rôle normatif attribué à son
sexe. A cette période, « la plupart des combattantes étaient étudiantes et très
instruites » et « entraient dans le mouvement en connaissance de cause » selon
Berivan, une combattante expérimentée. Devenues pour beaucoup des «
héroïnes martyres » de la cause populaire après leur adhésion, elles étaient
dans une quête identitaire qui s’est exprimée dans le cadre idéologique du socialisme
articulé à l’engagement patriotique. Confrontées à une stratégie de
répression massive et discrétionnaire de l’armée turque, l’engament de ces
femmes s’inscrivaient davantage dans le cadre dominant de la « kurdicité » et
moins dans celui d’un projet féministe. Pourtant, les prémices d’une réflexion
sur les rapports sociaux de sexe ont germé à la même période, à travers
l’expérience de la discrimination sexiste au sein de l’organisation, ce qui a
amené les femmes à avoir une voix différenciée par rapport à leurs homologues
masculins.
Au cours de la deuxième phase de mobilisation féminine (1990-1999), l’engagement
s’est accéléré et les femmes ont massivement rejoint le PKK. Comme
le rappelle Roza, « avec l’accroissement du nombre de femmes mobilisées et
avec davantage de reconnaissance de la part du mouvement, c’était plus facile
de partir [à Qandil] ». Les chercheurs estiment que la proportion de combattantes
dans les années 1993-94 à 2000 atteint 15 à 20 % (Sharifi Dryaz 2015). Lors
de cette deuxième période, il s’est produit en Turquie une intensification de la
répression qui s’est étendue à l’ensemble de la société kurde. En réaction à
cette répression massive et indifférenciée, des soulèvements populaires
(serhildan) ont éclatent dans les régions kurdes. Alors que plusieurs recherches
ont évoqué ces soulèvements comme un élément clé de l’engagement féminin
dans cette vague de mobilisation (Dorronsoro, Grojean 2009 ; Tutal Cheviron,
Çeler, Şahan 2012), nos entretiens font également ressortir deux autres facteurs
déterminants : premièrement, le traitement infligé aux « femmes prisonnières
» qui a suscité l’indignation et a incité d’autres femmes à rejoindre la résistance
féminine contre l’État patriarcal ; deuxièmement, le travail quotidien des
femmes combattantes sur le terrain qui ont encouragé d’autres femmes
(notamment des zones rurales) à prendre part à la cause. Narin, une des cadres
du PKK témoigne en ce sens :

Les femmes membres du parti allaient au domicile des familles kurdes, pour les
former et les inviter à les rejoindre. Elles allaient de rue en rue et tout le monde
leur posait des questions sur les femmes combattantes, leur rôle.

Ce travail de sensibilisation a conduit à la politisation et à la prise de
conscience des questions féminines et incité certaines jeunes femmes à quitter
le carcan familial pour gagner le maquis perçu comme une zone d’émancipation.
Dans la même période, les thématiques liées aux femmes ont commencé à être
prises en compte au sein de l’organisation et les initiatives non-mixtes féminines
se sont développées. C’est dans un tel contexte, marqué aussi par la fondation
en 1990, d’un parti pro-kurde (Halkin emek partisi, HEP) que pour la première
fois une femme kurde, Leyla Zana, faiblement instruite et issue de la classe
populaire, a été élue députée, en 1991. Devenue un symbole pour les femmes
kurdes, dont une majorité de femmes issues des couches populaires et privées
d’instruction, elle a été démise de son siège et emprisonnée en 1994.
L’interdiction du HEP en 1993 et la répression contre les politiciens et la
population kurde ont déclenché de nouvelles vagues de mobilisations politique
et armée, avec une participation accrue des femmes.
La troisième période de mobilisation, de 1999 jusqu’à aujourd’hui, débute par
la capture d’A. Öcalan, en 1999. L’absence du leader qui est l’origine de la
théorie de la « Femme libre » suscite de vives inquiétudes chez nombre de militantes.
La crise interne du leadership dans la période post-arrestation se
traduit par des départs selon les dires d’une des combattantes interrogées :
« entre 2003 et 2007 avec le Tasfia [la purification] et la division interne, plus
de 4000 femmes ont quitté le mouvement ». Cependant, malgré cet épisode, la
proportion de militantes n’a cessé de croître au cours des années 2000 et 2010
dans les espaces kurdes et de nombreuses militantes ont eu accès à des postes
de direction dans les organisations politiques et armées. Ces développements
sont en partie liés à la volonté du leadership du PKK qui accordent une
attention particulière à la place des femmes et aux rapports de genre dans l’organisation
et dans la société kurde. Si dans les années 1990, les revendications
identitaires et culturelles constituaient les principaux ressorts de l’engagement
des femmes, nos entretiens montre des évolutions significatives : la question
des identités de genre prend de l’ampleur et devient un enjeu primordial à
partir des années 2000.
Le féminisme élitiste turc étant peu audible au Kurdistan, c’est avant tout l’engagement
dans le mouvement de libération national qui a constitué une voie
d’émancipation pour les femmes kurdes. Au sein du PKK, les femmes engagées
dans la lutte armée ont pu forger une identité à la jonction du féminisme et de
la kurdicité fondé sur le rejet des rapports de domination patriarcal, économique
et coloniale. En ce qui concerne leur profil sociologique, les recrues de l’armée
de cette phase étaient majoritairement jeunes, célibataires et relativement plus
éduquées et particulièrement réceptives au discours et aux pratiques égalitaires
développés au sein des organes du PKK.
Durant cette période, les femmes kurdes se sont également engagées plus activement
dans les partis politiques, les municipalités et les organisations civiles
parallèlement à la lutte armée. Cela étant, à partir de 2011, la répression
étatique turque a fortement entravé ou limité leur déploiement dans la vie
politique au Kurdistan de Turquie. Les possibilités de retour à l’engagement
politique légal étant réduites, le recours à des formes d’engagement clandestin
ou armée a perduré. Cela étant, ce sont surtout les femmes de la classe
populaire en provenance de différentes régions du Kurdistan qui ont tendance
à rejoindre la lutte armée, surtout dans la période d’adhésion massive post-
1990. L’extension de l’espace de mobilisation du PKK se manifeste dans le
récit de Roza :

Nous étions trois personnes engagées au même moment. L’une d’entre nous
vivait avec sa famille dans le camp de Makhmour en Irak, une autre venait
d’Europe et sa famille était composée de militants du parti, de guérilleros ou de
martyrs. Moi j’étais celle qui ne connaissais rien et qui suis venue avec des
idées vagues d’autre partie du Kurdistan.

Le triangle que ce témoignage décrit dévoile trois catégories dominantes de
femmes combattantes : la première catégorie représente les combattants qui
sont les plus idéologisées, majoritairement issues de familles militantes ou
dites « welatparêz » (patriotes), la deuxième catégorie est constituée de celles
qui viennent de la diaspora en quête d’une identité kurde et enfin la troisième
regroupe sont celles qui se sont engagées dans l’armée pour des raisons que
nous évoquerons dans les prochaines lignes.

L’effet mobilisateur d’un discours égalitaire

D’après les personnes interrogées, le discours idéologique du mouvement kurde
a eu un impact non négligeable sur la politisation et la mobilisation des femmes
kurdes, comme cela a également été relevé par certains chercheurs (Çağlayan
2008 : 27). Les premières réflexions sur la question féminine apparaissent en
1986, dans les écrits du leader du PKK qui s’attache à critiquer la famille
patriarcale au Kurdistan. L’analyse des relations traditionnelles de sexes et la
critique de la virilité, de la féminité conventionnelle et de l’honneur comme un
système de contrôle du corps féminin par le leader, trouve une résonnance parmi
une partie de la population. Ce discours appelant à abandonner la sphère
familiale oppressive a pu inciter certaines femmes à rejoindre la guérilla. Par
ailleurs, en ciblant les classes populaires et en investissant idéologiquement la
périphérie, notamment les zones rurales, le PKK a réussi à mobiliser de jeunes
femmes et hommes des provinces isolées du Kurdistan et loin des lieux de politisation
classiques que sont les universités et les métropoles. Shervin, une
combattante expérimentée, met en lumière le rôle de l’organisation :

Contrairement à la métropole turque, il n’y avait pas de conscience politique
dans notre région ; personne ne savait ce qu’était le marxisme, le socialisme ou
le féminisme. Nous n’avions jamais entendu parler de cela. Tout a été lancé par
le PKK.

Cela étant, il faut préciser les différences intergénérationnelles sur ce point; les
combattantes au cours de ces dernières années, à la différence des combattantes
des années 1990, sont davantage informés et politisés avant leur engagement.
« Je savais très bien ce que je faisais et pourquoi je devais aller à Qandil.
J’étais consciente de l’attention et du respect que le parti accordait aux
femmes… » nous affirme Ala, une cadre du PKK en Europe. Les témoignages
révèlent que la vocation féministe du PKK, qu’elle soit réelle ou supposée,
tend à jouer un rôle de plus en plus important dans le processus d’adhésion des
femmes.

La femme "guerillero": figure féminine

attrayante d’une guerre effrayante

Les femmes du Proche-Orient ayant participé à des mouvements armés ne représentent
qu’une minorité. Pour autant, il convient de ne pas minorer leur rôle
dans les opérations armées de ces groupes, même si leur engagement a
longtemps été occulté car il ne correspondait pas à la représentation des
femmes orientales. (Dayan-Herzbrun 2012 : 137). Qu’il obéisse au besoin de
se défendre pour assurer leur survie et celle de leur groupe, qu’il soit fait pour
concrétiser les idées émancipatrices et le désir de voir les capacités des
femmes reconnues, leur engagement politico-armé est perçu comme une
remise en question des rapports sociaux de genre. Pour nombre de jeunes
femmes kurdes, cet engagement passe d’abord par un acte hautement symbolique
et socialement très coûteuse : la « désobéissance ». Un poème kurde populaire
intitulé, Pêşiya malê (« Devant la maison ») illustre cette situation : « La fille
qui à la montagne va. A son père n’obéit pas » (Keçik dertê ser çiyan, Gotina
babê xwe nake). Ainsi, à travers leur mobilisation dans la lutte armée, les
femmes kurdes font l’expérience d’une socialisation politique. Marqué par
une rupture avec la socialisation primaire familiale, l’engagement s’accompagne
d’un processus de « socialisation institutionnelle » selon l’expression de
Isabelle Sommier (2012 : 16) contribuant à la construction d’une identité
féminine et combattante imbriquée qui est en décalage avec les normes
sociales, mais fortement valorisée au sein de l’organisation. En effet, la figure
de la combattante déroge aux assignations de genre qui confinent les femmes
dans l’espace domestique tout en leur attribuant des rôles et des traits de
caractères stéréotypés : douceur, délicatesse, soumission, silence, résignation...
L’engagement des femmes dans la guérilla leur permet d’avoir accès à des
canaux extérieurs de socialisation, notamment le mouvement féministe. Cette
remise en question des normes sociales se poursuit au sein de l’organisation de
manière variable selon leur âge, leur niveau d’éducation et leur degré d’investissement.
Par ailleurs, la division sexuelle du travail dans la guérilla connaît
des évolutions significatives : les femmes accomplissent généralement les
mêmes tâches et peuvent accéder aux mêmes statuts et responsabilités que
leurs homologues masculins au sein de la hiérarchie organisationnelle, même
si dans la pratique un certain décalage peut subsister entre la volonté affichée
de transformation des rapport sociaux de genre et la pression que constitue la
logique patriarcale dominante dans la société.
Le fait que les femmes prennent part aux actions militaires contribue à
renforcer leur position dans l’organisation. D’autre part, les combattantes acquièrent
dans la lutte armée le sentiment de leur valeur personnelle, parfois
étendu à l’ensemble de leur sexe (Pruvost et Cardi 2017 : 71). Enfin, le capital
symbolique acquis dans la lutte armée leur permet de bénéficier d’une reconnaissance
sociale. Ce capital symbolique offre à certaines militantes la
possibilité de réorienter la vision politique de leur entourage ou des membres
de leur famille et même de les amener à s’investir dans des actions collectives.
Nous pouvons voir des mères, des pères ou des frères et soeurs qui ont rejoint
le mouvement à la suite de l’engagement, de l’emprisonnement ou de la mort
de leurs proches. C’est le cas d'une mère interrogée qui devient membre du
PKK à la suite de l’assassinat de sa fille par l’État turc.
Cela étant, l’incorporation des femmes dans l’organisation armée est en soi un
acte transgressif puisque porter les armes est traditionnellement un attribut
masculin dans la société kurde. Ainsi, au début de la vague de féminisation du
PKK, certaines jeunes recrues sont interpelées par les femmes en armes. Noda,
qui s’est engagée au sein du PKK en 1993, nous raconte son expérience :
Pour la première fois, je me suis dit que si cette camarade pouvait être une
guérilléra, je pourrais aussi en être capable. Je lui ai même posé la question :
Comment avez-vous grandi ? Parce que cela m’a interpellé. Je voulais savoir
comment une femme pouvait se battre et si elle avait été élevée comme un
homme.
L’engagement des individus est donc affecté par les frontières sociales,
identitaires et genrées qui façonnent les représentations et bornent le champ
des possibles. Au Kurdistan, la « montagne » est une métaphore qui a fortement
imprégné l’imaginaire révolutionnaire kurde comme le laisse entendre un
dicton populaire, les Kurdes n’ont pas d’autres amis que les montagnes. Dans
la culture locale de la révolte, la montagne (çiya) est perçue comme le symbole
de la résistance (l’équivalent du « maquis »), mais aussi comme un refuge, le
lieu où s’organise la libération des femmes et des hommes : « Nous sommes
un exemple de vie libre » soutient Fidan. C’est aussi la façon dont Avin, une
autre jeune guérilléro du mouvement, exprime cet imaginaire enchanté :
Vous comprenez la profondeur de la liberté dans la guérilla. Vous êtes loin du
racisme, du nationalisme, du dogmatisme religieux, du capitalisme et de l'orientalisme,
vous êtes quelque chose de tout à fait proche de votre nature, vous êtes
libre.
Le maquis devient ainsi une utopie. Dans le discours du PKK, la zone
montagneuse des monts Qandil (çiyayen Qendîl) s’oppose à la ville, lieu d’oppression
contrôlé par l’État turc. Une telle symbolisation est prégnante dans le
discours des organisations féminines du mouvement car la dualité ville /
montagne fait écho à la dichotomie masculin / féminin. Dès lors, la montagne,
apparaît comme un lieu alternatif où les femmes pourraient expérimenter des
rapports sociaux plus égalitaires. Le mode de vie des combattantes, en rupture
avec leur environnement social et déliées de la subordination familiale, renforce
cette idéalisation et l’expérimentation de pratiques égalitaires. Ces constructions
symboliques et ces expérimentations rétroagissent sur les représentations des
agents et affectent leurs identités. (Casier et Jongerden 2012 : 7)

 

S’engager pour échapper à la logique patriarcale

Échapper au carcan familial reste une des raisons principales de l’engagement
intergénérationnel au sein du PKK. Cela a été relevé par différents chercheurs
(Westrheim 2008 ; Marcus 2007 : 74) et par le leader même du mouvement
(Öcalan 1995 : 46). Un grand nombre de femmes qui ont rejoint le parti, entre
14 et 20 ans, au début des années 1990, l’ont fait pour échapper aux pressions
familiales, communautaires, en particulier dans les zones rurales. « Les femmes
n’avaient pas de droits et les hommes se considéraient comme supérieurs.
Cette situation a incité à s’engager », déclare une combattante dans une
discussion collective. Janan, une ancienne combattante nous explique les circonstances
de son engagement à la fin des années 1980 :

À l’époque la domination masculine, le dogmatisme, le féodalisme dominaient
les mentalités et la vie sociale. Les femmes étaient confinées dans l’espace domestique
où elles devaient uniquement se consacrer au ménage et aux enfants.

Dans les années 1980 et 1990, dans les zones rurales nombre de jeunes filles
kurdes étaient faiblement scolarisées et souvent mariées avant l’âge de 18 ans.
Dans ces circonstances, rejoindre la guérilla pouvait également représenter
une échappatoire. « Parfois, quand nous allions chez les gens et constations le
quotidien des femmes, nous nous disions qu’heureusement il y avait eu le parti
et que nous n’avions pas été obligées de vivre dans de telles conditions »,
déclare avec fierté l’une de nos interlocutrices.
La nouvelle génération de militante du PKK insiste également sur la subordination
des femmes comme facteur de motivation pour rejoindre la lutte armée,
comme en témoigne Vian récemment recrutée :

Je ne connaissais pas le mouvement et ma famille n’était absolument pas
politisée. Je savais que le PKK et Öcalan existaient mais pas plus que ça. Je ne
voulais pas spécialement rejoindre le PKK, je voulais juste sortir de ce système
familial et communautaire [...] Peu importe où j’irais [...] J’avais un ami qui
savait que j’étais fatiguée de tout cela. C’est lui qui m’a parlé du PKK en m’expliquant
un peu l’idéologie et la philosophie du leadership. Et c’est là qu’il y a
eu un déclic, un changement dans mon coeur.

Dans les entretiens, certaines déclarent vouloir fuir, pour reprendre leurs
mots : « un système où l’honneur (namus) des hommes repose essentiellement
sur les femmes » . Nous trouvons également des motivations similaires chez
une partie des femmes qui ont rejoint les rangs de la guérilla au Kurdistan
syrien depuis 2011 (Dean 2019).
Certaines d’entre elles ont d’abord cherché d’autres voies, moins risquées,
pour s’émanciper et échapper à la logique patriarcale comme par exemple la
voie des études, du travail ou de l’engagement associatif ou politique. Mais les
barrières sociales s’avèrent parfois insurmontables et certaines finissent par
choisir des voies plus radicales. C’est ainsi que Aiisha, une jeune femme
turque qui a quitté ses études de médecine en deuxième année, pour adhérer au
PKK, aborde cette question : « je me suis dit qu’en faisant des études, j’allais
pouvoir repousser toutes les limites. Mais encore une fois, il y a des barrières
et il est difficile de s’extraire de la domination ». Ce témoignage évoque les
cas de Zanarin, qui voulait devenir professeur de collège et qui a finalement
pris le maquis parce qu’elle n’a pas pu continuer ses études supérieures ou
celui de Jamila qui désirait s’engager en politique, tenter de « devenir députée »,
mais sa famille s’y est opposée. Ces deux jeunes ont donc fui leur foyer pour
rejoindre la guérilla où elles ont pu accéder à des postes de commandement.
On retrouve également ce type de situation dans l’autobiographie de Sakine
Cansiz, commandante emblématique du PKK, assassinée à Paris en 2013 :
« Comme il devenait de plus en plus clair que ma famille [à Dersim] n’allait
pas me permettre de prendre une part active dans le mouvement [kurde], j’ai
quitté ma famille et je suis secrètement allée à Ankara » (Cansiz 2018). Ces réticences
familiales s’expliquent par le fait que l’honneur et la respectabilité du
clan repose principalement sur la bienséance (pudeur, chasteté) des femmes du
groupe. Ainsi, dans les zones rurales, une femme sortant du foyer et active
dans l’espace public (mixte) s’exposent aux rumeurs qui peuvent représenter
une menace potentielle à l’honneur familial (Rostampour 2013). La préservation
de l’honneur du groupe passe ainsi par la surveillance des relations, du corps et
de la sexualité des femmes (King 2008 ; Mojab et Hassanpour 2003).).
La contre-propagande de l’État turc fait également appel au sens de l’honneur
pour discréditer ou dissuader l’engagement des femmes dans la guérilla (Rostampour
2020). Ainsi, sur fond de conservatisme social, l’État et les médias
turcs avisaient les familles de ne pas mettre leur « honneur » en péril en
envoyant leurs filles à la montagne où « les filles seraient soit violées soit
libres d’avoir des relations avec les hommes du mouvement ». Dans le contexte
d’un société conservatrice, l’engagement représentait un coût social plus élevé
pour les femmes que pour les hommes. Le témoignage de Peyman illustre
cette situation : « Mes grands frères m’ont dit : "n’y vas pas, nous irons à ta
place". C’est une mentalité féodale. J’ai dit que j’irai moi-même et de mon
propre chef, et qu’ils pouvaient le faire également s’ils le souhaitaient. Les
frères de ma tante se sont également opposés à la participation de ma cousine
et lui ont proposé d’y aller à sa place ».
Malgré la pression sociale, le comportement et le discours critique porté par
les combattantes lors de leur visite interpelle les potentiels recru.e.s. C’est le
cas de Nora qui déclare : « Quand j’étais petite, les guérilleros sont venus chez
nous. Leur culture, leur comportement, leur attitude ont produit un grand effet
sur nous. Ils nous ont traités avec égards, comme des êtres humains. C’était
très touchant ». Nos interlocuteurs témoignent du respect dont font montre les
combattants à l’égard des femmes. Dans un milieu rural où les femmes passent
souvent au second plan, cette attention particulière accordée aux femmes et à
la question féminne peut également susciter des vocations. En effet, il serait
réducteur de considérer que les femmes ne s’engagent dans la guérilla que par
défaut. Ainsi, le désir d’échapper aux injonctions sociales est souvent
accompagné d’une volonté subjective de lutter contre l’oppression. Les témoignages
montrent que l’adhésion à la lutte armée ne peut se réduire à un
processus d’enrôlement subi ou de fuite de la sphère familiale, ce qui reviendrait
à occulter le caractère et les ressorts politiques de l’engagement des femmes
pour en faire l’apanage des hommes (Sjoberg 2013 : 232).

 

Les ressorts émotionnels de l’engagement

Les études sur la guerre et l’engagement dans les mouvements armés ont
montrés les limites des approches motivationnelles rationalistes en termes de
coûts et bénéfices. Il importe de considérer l’économie politique des sentiments
(peur, orgueil, honte, culpabilité ou honneur), les liens affectifs et les cadres de
référence au fondement de l’action militante (Schlichte 2014). La sociologie
des sentiments et l’étude des émotions au sein des mouvements sociaux
apportent donc un regard novateur sur l’engagement des femmes, en articulant
le politique et l’intime (Larzillière et al. 2021 ; Goodwin et al. 2000 ; Traïni
2010). L’idée de « choc moral » a par exemple été développée pour rendre
compte d’expériences liminaires menant à l’engagement (Jasper, Poulsen
1995). Dans cette perspective, il s’agit de situer les émotions à l’origine des
mobilisations en se concentrant sur les acteurs (Lefranc et Sommier 2009 :
274 ; Elster 1998) ou d’interroger leurs expressions en focalisant sur l’organisation
(Perugorría et Tejerina 2013), dans les deux cas, il s’attache à montrer
l’importance des émotions comme un élément décisif en temps du conflit.
Suivant cette approche, les domaines du privé /intime et du politique sont
étroitement imbriqués.
Dans un état de guerre et d’urgence marqué par des expériences à forte charge
émotive (souffrance, deuils, destructions, violences, tortures, massacres, exils) et
une forte exaltation, les organisations révolutionnaires s’engagent dans un processus
de mise en sens des émotions et de critique de l’économie morale de la domination.
Ces émotions, amplifiées par la durée et l’extension du conflit dans la région, s’expriment
par des actions (parfois violentes) et sont perçues comme une arme de
guerre. En ce sens, « les registres émotionnels des organisations combattantes »
(Larzillière et al. 2021 : 172) nous aident à comprendre comment au sein des organisations,
les émotions circulent, s’expriment, se renforcent, se refoulent ou bien
se déploient au cours des actions et contribuent à la construction d’un groupe affectivement
lié en tant que communauté émotionnelle. D’autant plus que l’isolement
des organisations combattantes clandestines tend à renforcer la constitution du
groupe en communauté émotionnelle soudée (Fillieule 2005). Dans notre cas
d’étude, le PKK, s’appuyant sur ces aspects et mettant en place des méthodes de
sensibilisation et des dispositifs affectifs, a tenté de restituer les émotions dans son
discours ainsi que dans les pratiques des combattants tout au long de leur
engagement. En mobilisant émotions et colères, l’organisation parvient à renouveler
son réservoir militant sur plusieurs générations. Du même, la façon dont le militant
du mouvement du PKK juge et appréhende la réalité et sa situation sociale, est
également encadrée par les économies affectives et morales, historiquement et socialement
situées, souvent en continuité mais parfois en disjonction avec les
valeurs et les normes dominants dans la société kurde.
À cet égard, l’impact des émotions en temps de conflit, mêlée au sentiment
d’injustice ou à la colère apparaissent comme des vecteurs d’identification et
de mobilisation collective au Kurdistan. De même, le rythme de l’engagement
féminin au Kurdistan – semblable à certains égards au cas de la révolution nicaraguayenne
(Molyneux 2001) - est fortement corrélé à l’enchaînement des
événements liés au conflit armé avec l’État turc. Suite aux arrestations et à la
répression, la figure du combattant martyr devient un dispositif des registres
émotionnels et mémoriels mobilisés par le mouvement. Ainsi, nombre de
femmes qui ont rejoint le PKK après les années 1990, étaient des proches de
combattants hommes qui avaient été emprisonnés ou tués. Le sens de
l’engagement paraît, dans ces circonstances, largement tributaire des processus
de construction, de transmission et de remémoration des émotions liés à la
conflictualité et aux évènements passés. Comme le souligne aussi Shervin: « c’est
d’abord une décision émotionnelle, mais ensuite cela se développe en conscience
à travers les formations ». Certaines femmes font état d’un sentiment de
culpabilité, lorsque des hommes ou femmes de leur entourage ont été arrêtés
ou ont disparus, à la suite du coup d’État militaire de 1980 ou encore après les
insurrections populaires des années 1990.
Le « martyr » de Berivan, en 1989, par exemple revêt une forte charge
symbolique. « Elle devient le symbole de la femme libre qui n’est pas sous la
domination de l’homme et représente le sacrifice ultime pour le peuple, la
patrie et l’Histoire » (Öcalan 1993 : 182). La production de la figure du martyr
(celle ou celui qui a donné sa vie pour la cause) et son culte à travers des
dispositifs mémoriels (commémorations, chansons, notices bibliographique,
hagiographie, pélérinage…) participe de la construction d’une contre-mémoire
de la résistance. « La mort en martyr de la camarade Viyan pendant une
opération a eu un grand impact sur moi et ça m’a poussé à m’engager, surtout
après avoir lu ses lettres » , affirme Ronahi, une combattante de 29 ans. Ainsi,
le capital de sympathie dont jouissent les martyrs et l’émotion et la colère qui
entourent leur mort suscitent de nouvelles vocations. La résistance menée
depuis les prisons contre l’usage systématique de la torture et les pratiques dégradantes
a également eu un effet mobilisateur comme le soulignait A. Öcalan :
« la résistance menée dans les prisons et par les martyres ont affecté les
femmes qui se sont ralliées massivement au PKK » (1993 : 176). La prison est
également un lieu hautement chargé en ce qu’elle constitue pour les femmes
arrêtées et incarcérées une expérience traumatique, d’autant plus en cas de
traitement humiliant ou de tortures à caractère sexuel. Ces procédés d’intimidation
qui inspirent à la fois la peur et l’indignation parmi les populations ont pu
susciter de forte mobilisation au Kurdistan à l’instar comme par exemple de ce
qui a pu se produire au Salvador (Falquet 1996 : 8). Pour mobiliser et susciter
l’engagement, le discours politique qui se développe autour de l’agression
sexuelle des femmes kurdes procède par analogie et une montée en généralité
en évoquant le « viol métaphorique de la nation, de la communauté ou de la
race qu’elle représente » (Öcalan 1995 : 31).
Outre les traitements infligés aux prisonniers et martyrs qui ont eu des effets à
long terme et durables, d’autres événements politiques ont pu également
affecter le processus d’adhésion au mouvement dans un sens ou l’autre. L’arrestation
d’Abdullah Öcalan est à titre d’exemple un évènement qui a motivé
l’engagement de beaucoup de femmes kurdes, animées par un désir de revanche
et de réparation. « Avec ce qui est arrivé à Apo [Öcalan], j’ai finalisé ma
décision [d’adhérer au PKK] » insistait Ala, pour n’en citer qu’une. Derya
souligne le rôle des émeutes et soulèvements lorsqu’elle évoque de son
d’adhésion : « La fin de l’année 2005 a été marquée par un soulèvement dans
notre région. Dix personnes ont été tuées. Cet évènement a grandement affecté
notre engagement. Nous avions déjà pris notre décision mais le soulèvement
l’a conforté »..Beaucoup de femmes disent s’être engagées en politique ou
dans la guérilla après avoir perdu leurs proches pendant des soulèvements.
Si les expériences et les évènements à forte charge émotive tendent à déclencher,
faciliter ou consolider l’engagement, l’affect joue également un rôle dans le
maintien des réseaux militants et l’ardeur guerrière. Après avoir rejoint la lutte
armée, beaucoup de femmes évoquent l’importance de l’esprit de camaraderie
au sein de l’organisation qui est elle-même le produit de l’expérience collective
d’une vie martiale dans des conditions spartiates où l’entraide est une condition
de la survie du groupe. Il s’agit d’une camaraderie qui leur donne un sentiment
de sécurité. « La première chose qui m’a touchée, et qui touche tout le monde
et nous encourage à continuer, c’est la camaraderie et l’amitié au sein du
PKK », raconte Sarah avec beaucoup d’émotions. Les sentiments de culpabilité
ou de dette envers les amis (heval) devenus martyrs, qui ont sacrifié leur vie à
la cause, jouent également un rôle majeur dans le maintien de l’engagement.

Désexualisation du corps des femmes

comme condition de l’engagement

Dans les situations de violence politique et de guerre, les normes sexuelles
sont généralement remises en question : assouplies, renforcées, bouleversées,
modifiées, transgressées, ou transformées. Au regard de notre étude de cas,
l’engagement féminin dans la guérilla est marqué par une certaine ambiguïté
entre l’ouverture de nouveaux espaces aux femmes et le recadrage de leur
corps en conformité avec les ordres normatifs sexuels de la société. Comme
pour d’autres organisations armées révolutionnaires dans le monde, l’imposition
d’une discipline corporelle et émotionnelle s’avère un enjeu important : il
s’agit de contrôler la mixité en fonction des nécessités de la guerre et selon le
contexte socioculturel environnant. Le recadrage des corps et de la sexualité
par l’organisation a considérablement influencé l’implication des femmes
kurdes dans la lutte armée. À cet égard, nous soutenons l’idée de Jane
Freedman selon laquelle « dans les sociétés traditionnelles, la sexualité des
femmes, essentiellement hétéronormée, dépend souvent à la fois d’une hiérarchie
sociale, parentale et d’une économie d’échanges sociaux, symboliques ou
matériels, qui déterminent tout autant les conditions de la sexualité et de la
maternité » (Freedman et Valluy 2007 : 14). Issus d’une société traditionnelle
similaire à ce qui est désignée par Freedman, avant de rejoindre la guérilla, de
nombreux combattants kurdes ont vécu dans des milieux où les vies sexuelles
sont strictement réglées. En général, plus particulièrement dans les zones
rurales, les femmes et les hommes ne se mélangent à moins d’être des parents
proches. Mais dans le maquis, les hommes et femmes travaillent côte à côte,
dorment même non loin l’un de l’autre, même si une ségrégation des sexes est
appliquée à partir de l’installation du PKK en Syrie en 1980. Selon les règles
disciplinaires de l’organisation, les hommes et les femmes ne sont pas autorisés
à nouer des relations sexuelles / amoureuses, ni à se marier, même selon les
normes traditionnelles. Ces interdictions ont été "institutionnalisées" au sein
du PKK dès les premières années et restent en vigueur aujourd’hui. L’organisation
endosse donc le rôle qui était dévolu à la famille patriarcale dans la société, à
savoir celui d’exercer un contrôle sur le corps féminin.e
Le contrôle des corps a aussi une visée sociale qui consiste, d’une part, à
rassurer les familles des combattantes en ce que « le PKK est un endroit sûr
pour leurs filles et que celles-ci sont protégées » et, d’autre part, à lutter contre
les rumeurs faites contre l’Organisation. Selon les recherches d’Alkan, les
images des femmes terroristes kurdes déshonorantes, largement diffusées dans
les médias en Turquie, s’appuient sur « une technologie de différenciation, qui
essaie de distinguer les femmes kurdes politisées, et en particulier celles qui
participent à la lutte armée, comme déshonorées, légitimant donc la violence
sexuelle à leur encontre » (Alkan 2018). Une de nos interviewées l’a également
souligné d’une façon différente : « L’ennemi du PKK a beaucoup fait de propagande
contre nous, pour faire croire qu’on est dans le maquis pour faire
l’amour. Ils inventent des choses non éthiques pour nous discréditer, en
critiquant la composition mixte du Parti, ce qui rend difficile l’engagement des
femmes. Ça fait peur aux familles ». En réaction à ce discours, le Parti tend à
se présenter comme un « second foyer », qui offre en termes de sexualité une
sorte de garantie psychologique à ses enfants de sexe féminin (combattantes)
rappelant l’atmosphère familiale sécurisée et fraternelle. La stratégie du PKK
qui consiste ainsi à protéger la virginité des filles kurdes avec le même zèle
que leur famille, lui permet de gagner le soutien des familles kurdes les plus
conservatrices.
Pendant des années la maternité a été une gêne pour le PKK qui voulait
mobiliser les femmes mais aussi un obstacle pour les femmes mariées qui
voulaient rejoindre la guérilla, surtout au début de la création du mouvement.
D’un côté, le mariage imposait aux femmes une forme de sexualité qui ne correspondait
pas aux conditions de guerre, aux objectifs du Parti et aux exigences
de lutte armée à cette époque. D’un autre côté, le fait d’intégrer des femmes
mariées - qui étaient responsables des principales taches familiales - aurait pu
provoquer une insatisfaction généralisée parmi la population, ce qui a confronté
le PKK à un nouveau dilemme. Pour surmonter la difficulté, le parti a privilégié
l’engagement des femmes « célibataires » dans le mouvement. Suivant la
même logique, la critique sévère d’Öcalan sur la famille et le mariage avait
aussi pour objectif de faciliter l’engagement des femmes kurdes dans la lutte,
sans que la maternité ne les bloque. De ce fait, les recrues échappaient à la
difficulté d’articuler « travail armé » et « travail familial ».
S’inscrivant dans un tel contexte social et en arrivant dans les rangs du PKK,
les recrues passent du statut de jeunes filles effarouchées au statut de «
combattantes virginales célibataires », fortement valorisé par le mouvement,
en tant que symbole de puissance et de liberté. Sans ignorer le fait que la
sexualité est de ce fait transformée en une pratique révolutionnaire, « le célibat
» (obligatoire) des femmes guérilleros à travers de leur « abstinence sexuelle »
fait qu’elles occupent, anthropologiquement, le statut de femmes « infertiles ».
Pour l’anthropologue français, Françoise Héritier, il s’agit d’un concept associé
à la masculinité dans les sociétés primitives (Héritier 1984). À ce terme, sur ce
terrain comme sur d’autres (les tamoules de LTTE ou les maoïstes indiens de
Naxalites par exemple), c’est l’absence d’enfants qui crée la condition dans
laquelle les femmes combattantes sont symboliquement transformées en
hommes. Ainsi, par l’émasculation symbolique du corps des femmes, le PKK
se dote d’un « corps de guérilla » homogène qui représente en réalité « un
corps masculin » ou masculinisé. Ce sont les femmes par conséquent les
femmes qui abandonnent leur capacité corporelle au service de la (sur)vie
politique de la cause. Dans un tel processus, le corps physique devient un
facteur genré. Al-Ali et Tas dans leur recherche sur les femmes kurdes affirment
également que le célibat des combattants, hommes et femmes, reflète la valeur
morale accordée à la résistance au désir sexuel sur la base de l’hypothèse que
l’égalitarisme du genre nécessite le rejet du sexuel sous toutes ses formes, ce
qui peut être vu comme une concession aux « normes de genre patriarcales
conservatrices » (Al􀀀Ali et Tas 2018 : 418). A cet égard, ces normes
disciplinaires partisans basés sur la valorisation du célibat peuvent paraitre difficilement
conciliables avec l’idée d’une émancipation des femmes kurdes par
la lutte armée.
La guerre impose parfois sa propre logique au-delà de la volonté de l’organisation.
Au vu de du contexte social, sans l’absence de normes sexuelles, peu de
femme se seraient engagées dans le mouvement comme le fait remarquer l’une
des combattantes interrogées :

Si mes parents étaient opposés, c’était parce qu’ils avaient peur que je sois tuée
dans la guerre. Sinon, ils savaient que le PKK était un endroit sûr pour les filles.

Ils connaissaient les guérilleros et ils étaient sûrs qu’ils protégeraient bien leur
fille, sachant surtout que les relations sexuelles sont interdites dans les montagnes
et que leur fille ne serait pas diffamée. Au lieu de cela, leur fille peut apporter
une fierté à sa famille.
La position du PKK sur la sexualité des femmes facilite donc leur adhésion,
mais elle leur impose aussi une sorte de contrôle corporel comme condition
nécessaire à l’engagement, différente de celle qui concerne les hommes. Du
même, la fierté et l’honneur que les familles tirent de la place symbolique de
leur fille sont liées à la désexualisation du corps féminin ; elles sont considérées
comme asexuées, c’est-à-dire assimilées à des camarades (heval), avec lesquelles
les relations sexuelles sont interdites. En effet, en rejoignant le PKK dans ces
conditions, ces femmes vivent une sorte de liberté mais ne sont pour autant pas
rejetées ou diffamées par la famille et personne ne peut les accuser de
promiscuité ou d’avoir fui pour rechercher une liberté sexuelle considérée
comme honteuse. Considérons que dans le cas du PKK, l’adhésion signifie un
« engagement total » au service du collectif, basé sur le renoncement personnel.
De ce fait, le conflit armé peut se prolonger par une guerre morale où le corps
des femmes occupe une place centrale, comme nous le montre la recherche de
Laurent Gayer sur la militarisation des femmes en Asie du Sud (Gayer 2019).
Cela étant, il serait réducteur de considérer que l’interdiction des relations
sexuelles n’est qu’une forme d’instrumentalisation. Pour les actrices de l’organisation,
les conditions particulières de la guerre et l’expérience de la guérilla
peuvent justifier un renoncement à la maternité. Selon certaines recherches
menées sur le sujet, dans les mouvements où les relations sexuelles et la
maternité sont autorisées, les militantes peuvent être confrontées les femmes
combattantes à certains risques (Karimi 2020 ; Falquet 1997 ; Gayer 2014 ;
Goodwin 1997 ; Lanzona 2009). Au rang de ces risques figurent les viols
répétés, les grossesses imposées, avortements non volontaires, mariages forcés
avec l’agresseur, la difficulté de la contraception et même le repli des
combattants sur leurs attaches amoureuses et/ou familiales. En soulignant ces
aspects, la plupart des combattantes interrogées suggèrent que l’engagement
révolutionnaire et la vie de famille sont incompatibles. « Imaginez qu’une
combattante puisse se marier, avoir un bébé dans une main et une arme dans
l’autre, comment pourrait-elle se battre ? Dans ce cas, il vaut mieux qu’elle
reste chez son père » affirme Noda avec un air surpris. Dans sa recherche,
Maritza Felices-Luna (2019), en confrontant discours idéologiques et pratiques
concrètes, montre également comment les femmes sont constituées de manière
contradictoire au sein de ces types de groupes, à la fois comme actrices
émancipée et comme objets de contrôle.

Conclusion

La forte présence des femmes dans l’espace politique kurde ne peut s’expliquer
sans prendre en compte la dynamique du mouvement de libération armée initié
par le PKK. Alors que la première vague de mobilisation s’est principalement
constituée autour de la libération du Kurdistan, l’engagement des générations
suivantes repose sur l’articulation entre revendications féministes et revendications
identitaires et culturelles. L’étude des ressorts de l’engagement met en lumière
le rôle central du façonnage organisationnel, des stratégies de mobilisations,
des dispositifs émotionnels et mémoriels dans le processus de mobilisation.
Ainsi, le parti se présente comme une famille élargie et protectrice qui se
substitue à la famille classique, fortement bouleversée par le conflit. A cet
égard, l’engagement féminin dans la guérilla est marqué par la discipliniarisation
des corps afin de contrôler la sexualité des combattantes mobilisées en temps
de guerre. Ce faisant, l’engagement organisationnel procure aux militantes des
rétributions symboliques conséquentes, telles que la remise en question de la
division sexuelle du travail militant, la possibilité de se former, de s’instruire
et de gravir les échelons de l’organisation jusqu’aux postes de commandement
et de bénéficier d’une forme de reconnaissance sociale.
Dans sa stratégie de mobilisation, l’organisation présente le modèle de la
« femme guérilléra » comme une figure à la fois « décoloniale » et « progressiste ».
Ce faisant, il s’oppose au modèle de « la femme libre occidentale »
institutionnalisé par l’État turc et tente de dépasser les représentations de la
« femme kurde traditionnelle opprimée et victime » véhiculées dans des
discours teintés de paternalisme. Au sein du PKK, les femmes engagées dans
la lutte armée ont pu forger une identité à la jonction du féminisme et de la
kurdicité fondée sur le rejet des rapports de domination patriarcale, économique
et coloniale. L’agentivité et le désir des femmes d’être des actrices à part
entière du processus politique se manifestent tout au long de leur trajectoire de
mobilisation.