[Article] le 28 Fév 2023 par

Les islamistes kurdes iraniens, pénurie de ressources et stratégie d’intégration dans l’espace économique local : le cas de Maktab-i Qoran

Introduction

Profitant jusqu’au milieu du XXe siècle de la situation socio-économique et quasi-autonome du Kurdistan, le soufisme (qui représentait le discours religieux dominant au Kurdistan) parvient à construire un espace qui lui est propre dans la société kurde. À partir des années 1950-60, les Voies soufies commencent à perdre leur influence et au profit d’un Islam politique incarné par de nouveaux entrepreneurs qui convoitent le pouvoir politique. Malgré leur progression sociale, ces derniers sont confrontés à des contraintes d’ordre politique et économique. L’État iranien, notamment après 1979, tend à verrouiller le jeu politique à ces acteurs kurdes. Exclus politiquement, ces nouveaux entrepreneurs sont également privés des ressources étatiques, ce qui altère significativement leur action distributive, notamment envers leurs militants. L’exclusion politique dont ils font l’objet et la privation des ressources gouvernementales amènent certains de ces acteurs islamistes à diversifier les origines de leurs ressources. Ainsi, en parallèle de leur engagement politique, ils s’investissement dans les activités entrepreneuriales pour assurer la pérennité de leur organisation.

Fondé en 1979, à la veille de la révolution iranienne, par Ahmad Moftizadeh, Maktab-i Qoran (l’« École du Coran») est l’un de ces acteurs islamistes kurdes qui, après deux décennies tumultueuses faites d’alliances et de tensions avec le gouvernement chiite, se trouve exclu de l’espace politique et confronté à une pénurie de ressources. En 1997, quelques années après la mort de son fondateur, le groupe se scinde en deux branches : la branche majoritaire de Maktab-i Qoran (désormais MQ1) et la branche minoritaire (MQ2). Suite à cette division le MQ1 (qui fait l’objet de ce travail) parvient à se développer en dehors de l’espace politique dominé par le gouvernement islamique chiite. Contrairement aux autres groupes islamistes minoritaires, et notamment aux frères musulmans de Jama’at-i da’vat va eslah-e Iran (Société iranienne pour la prédication et la réforme) qui se posent en intermédiaire entre la société locale et l’État, le MQ1 prend ses distances avec le gouvernement, en investissant le marché local au Kurdistan iranien. Cette reconversion du MQ1 en entrepreneur économique lui permet de se ménager une « place » sur le « marché » à une échelle locale. Les ressources tirées de ce marché lui permettent tout à la fois de diffuser ses idées et de fidéliser ses militants et militantes en leur procurant un soutien économique durant les nombreuses crises politico-économiques qui frappent le pays.

L’objet de notre contribution est de montrer que non seulement l’idéologie islamique n’entrave pas l’engagement dans la sphère économique, mais que les groupes d’obédience islamique tel que le MQ1 peuvent eux-mêmes être à l’origine d’une activité économique. Or, l’économie iranienne repose en grande partie sur la distribution de la rente pétrolière qui est directement sous le contrôle du guide suprême (Ali Khamenei) et de son armée, Sepah-e Pasdaran (les Gardiens de la révolution). Seuls les fidèles du régime peuvent bénéficier de cette manne financière. En tant que groupe “d’opposition’’ situé à la périphérie spatiale et sociale du pays, comment le MQ1 est-il parvenu à se faire une place sur le marché économique local ? Par ailleurs, quels sont les effets produits par ce marché sur l’idéologie et l’organisation du MQ1 ? Enfin, comment s’articulent le rapport entre le MQ1 (un représentant de l’Islam) et l’économie rentière ?

Pour apporter des réponses à ces questions, il convient de saisir les logiques qui animent le marché économique en question et ses caractéristiques. Appréhender le fonctionnement du marché local est aussi une condition préalable pour comprendre les stratégies mises en œuvre par le MQ1 et les contraintes qu’il rencontre. Par ailleurs, l’engagement du MQ1 dans le marché local permet d’interroger le rapport entre islam et le marché. Jusqu’aux années 1980, le monde de la recherche était encore dominé par une idée, principalement alimentée par l’orientalisme et la pensée wébérienne, selon laquelle l’absence d’un « protestantisme » dans l’islam avait empêché l’émergence du capitalisme en son sein. Selon Yankaya (2013 : 22-26), les réformistes musulmans, grands lecteurs de la littérature coloniale européenne, adoptent cette péjoration lorsqu’ils expliquent le déclin de la civilisation islamique via l’argumentaire de Weber, c’est-à-dire par la rareté de l’aspiration ascétique en islam, censée constituer un préalable au phénomène d’accumulation, sans se donner la peine d’explications plus structurelles. Les spectaculaires transformations socioéconomiques des décennies passées dans l’ensemble d’un Moyen-Orient étendu aux “Tigres” musulmans de l’Asie du Sud-est, ont achevé de discréditer cette représentation (Njoto-Feillard 2012)..De même, Marcus Noland montre à travers ses recherches que l’islam n’est pas forcément un obstacle devant la croissance économique dans les pays musulmans et que les musulmans ne sont pas nécessairement contre le marché, une idée défendue également par des auteurs comme Sapienza et Zingales (2003). D’après Noland, les pays islamiques du Moyen-Orient ont même parfois affiché une croissance légèrement plus rapide que des pays en voie de développement comparables sur la même période (Noland 2007 : 104).

Cet article se propose d’analyser, à partir d’un travail de terrain, comment l’idéologie islamique s’articule au marché local.

Genèse et évolution du Maktab-i Qoran

Situé à l’ouest et au nord-est de l’Iran avec une population estimée entre 7,5 et 8 millions d’habitants, le Kurdistan d’Iran est une société multi-religieuse. Après la conquête arabe musulmane, qui s’est étendue sur plusieurs siècles, les Kurdes zoroastriens ont adopté l’islam de manière très graduelle. À présent, ils sont en majorité musulmans sunnites, de rite chaféite. Une grande partie d’entre eux se disent néanmoins chiites duodécimains. On compte également plusieurs groupes numériquement réduits : yarsans (ou ahl-e haqq), chrétiens, zoroastriens, juifs, bahaïs, etc. Les sunnites se concentrent au nord et au centre du Kurdistan et parlent le kurde sorani, kurmanji et hewrami. Dans le sud du Kurdistan ainsi que parmi les nombreux Kurdes vivant loin du Kurdistan, c’est-à-dire au nord-est de l’Iran, la population est majoritairement chiite avec des minorités yarsan (ou ahl-e haqq). La plupart parlent le sorani mais aussi le kurmanji. Dans cet article, nous nous concentrerons sur la population kurde sunnite soranophone (centre du Kurdistan) là où, avant l’époque contemporaine, l’espace religieux était dominé par le soufisme et où actuellement, le discours islamiste est apparu.

Dans le monde musulman, nous distinguons le discours « islamiste » des autres courants de pensées islamiques par sa nostalgie revendiquée d’un âge d’or identifié comme celui du prophète et des premiers califes dits rashidun (“bien dirigés”) (Roy 2001 : 3). L’argument est que, dans cette communauté originelle, non mélangée même si étendue de l’Atlantique à l’Indus, la loi religieuse était l’unique loi, le corps politique constitué de l’Umma dans son entier. Un second point commun à cet ensemble de courants est la place qu’y occupent les redéfinitions de la notion de tawhid (“unicité” divine). Sous l’influence de l’école hanbalite, du théologien Taqial-Din Ahmad ibn Ibn Taymiyya (1263-1328) ainsi que du modèle wahhabite popularisé, un temps, par le prestigieux al-Manar de Rashid Rida (1865-1935), les islamistes contemporains furent tentés de répondre à la critique orientaliste et à celle des missions protestantes en tentant de « rationaliser » l’islam, notamment en essayent de désacraliser les Saints et de leurs tombeaux. Dans le discours islamique tel qu’il s’imposa graduellement à de nombreux fidèles, les pèlerinages et les demandes d’intercession étaient devenus haram (Baghali 2010 : 143-173). Ces deux évolutions sont à l’origine de plusieurs courants islamiques dès le début de 20e siècle. Pourtant au Kurdistan, ils ne sont apparus qu’à la veille de la révolution de 1979.

Après la révolution iranienne de 1979, le Kurdistan a connu deux vagues islamistes. La première est apparue avec la révolution et a été fortement inspirée par le courant du frérisme (celui des Frères musulmans). Deux grands groupes sont nés de cette vague frériste : le « Maktab-i Qoran » (l’Ecole du coran) qui après la mort de son leader, Ahmad Moftizadeh (1933-1993), s’est divisé en deux branches et le « Jama‘at–e da‘vat va eslah-e Iran » (Société iranienne pour la prédication et la réforme, infra JDEI) qui est en fait la branche iranienne des Frères musulmans. La deuxième vague dite « salafiste » a surgi peu après le 11 septembre 2001. Dans cette étude, nous nous concentrerons sur le groupe majoritaire du Maktab-i Qoran (infra MQ1). Le MQ1 s’est formé autour d’une figure d’intellectuel religieux charismatique, Ahmad Moftizadeh, maître spirituel du groupe mais aussi un inspirateur clé de la JDEI. Né dans une famille de muftis de Sanandaj, petit-fils d’un mufti sunnite d’Iran, Ahmad Moftizadeh reçut la charge paternelle en héritage en 1977. Dans le monde sunnite, le mufti est un savant en charge de l’interprétation d’un corpus de jurisprudence (fiqh) selon une école donnée (chaféite, en l’occurrence). Ses fatwas ou avis juridiques font autorité dans les procédures judiciaires. Ce mufti est devenu très actif à la veille de la révolution ; à la suite de la création d’une madrasa coranique dans la ville frontalière de Mariwan par ses amis, il en a ouvert une seconde à Sanandaj, suivie d’autres à Seqiz et Bokan, pour diffuser de nouvelles idées politiques-islamiques au Kurdistan.

Au lendemain de la révolution, Moftizadeh se fait connaître en multipliant les conférences publiques dans les villes kurdes, avec le slogan : « L’autonomie du Kurdistan est dans ma poche ! » Cependant, l’alliance entre les mouvements de l’opposition hostiles au Chah se disloque après le changement de régime : à la faveur d’une série de purges, l’hégémonie du khomeynisme s’impose jusque dans les terres kurdes de l’extrême Ouest. À cette époque, au Kurdistan, le haut du pavé y est tenu par les groupes de la gauche nationaliste. Le MQ essaie un temps de jouer les intermédiaires entre ces derniers et Téhéran, sans pouvoir empêcher les premières répressions, et se retrouve ainsi en porte-à-faux vis-à-vis du mouvement national kurde. Perçus comme des alliés objectifs de Khomeyni, Moftizadeh et le MQ font l’objet d’une méfiance qui perdure aujourd’hui. Des tensions extrêmes entre le MQ et le Komala (une organisation d’inspiration maoïste) obligent Moftizadeh à quitter Sanandaj, pour se replier plus au sud vers Kermanchah. Certains de ses compagnons, poursuivant leur action sur place, s’éloignent du MQ. Une première scission apparaît dans le mouvement, la branche dissidente, emmenée par Rizgar Moradi, se regroupant sous le nom d’Estêre [Étoile] autour d’un institut islamique indépendant. Les tensions persistant, Moradi est obligé lui-même de quitter Sanandaj, pour Téhéran, dont il ne reviendra que lorsque toute résistance armée à la République islamique aura disparu de la région.

Pendant l’année 1981, avec le renforcement du régime, le MQ prend la mesure de son caractère marginal en Iran ; Téhéran ne voyant en lui qu’un mouvement kurde. Moftizadeh tente alors de former une alliance avec d’autres groupes et figures de la minorité sunnite d’Iran, à l’intérieur de ce qui doit devenir le Conseil des sunnites d’Iran (SHAMS en acronymes persanes). Cette réorientation stratégique peut être considérée comme le point de basculement du MQ d’un mouvement de défense d’une identité kurde à un mouvement de promotion d’une communauté sunnite d’Iran. Mais la République islamique refuse la moindre voix discordante, surtout dans le registre de l’islam politique. Dès 1982, la répression s’abat sur le MQ et Moftizadeh lui-même est embastillé – il le restera jusqu’à la veille de sa mort onze ans plus tard. Cette expérience de la geôle produit chez le prisonnier un changement de discours: on l’entend désormais exhorter compagnons, familiers, à renoncer au combat politique pour retourner à un travail d’auto-réforme, de purification de l’âme (ihsan) au sein de la société kurde. Pour un groupe comme MQ, organisé depuis son origine autour d’une figure charismatique, l’emprisonnement du guide et sa mort précoce en 1993, quelques mois à peine après sa libération, produisent une grave crise interne. En effet, Moftizadeh a bien écrit quelques livres, prononcé de nombreux discours, mais sa pensée est éparse et il laisse ses fidèles sans corpus théorique digne de ce nom. Sa succession n’en est rendue que plus difficile. Pendant ses années de prison, c’est Sadi Qorayshi, proche compagnon de Moftizadeh et leader actuel du MQ historique, qui tient les rênes du mouvement, sur un principe conciliaire (l’organisation étant dirigée par un shura ou assemblée consultative). Dépourvu de la légitimité de son prédécesseur, il s’emploie à sacraliser ce dernier, sous les traits du meilleur exégète possible du Coran et du Hadith. En 1997, Qorayshi déclare que, comme le lui a suggéré Moftizadeh – dont l’ombre continue de parler par son intermédiaire – le groupe a besoin d’un nazir (censeur) et cette tâche aurait été déléguée à Qorayshi lui-même. Hasan Amini, autre proche de Moftizadeh, refuse la version de Qorayshi. Cet épisode donne lieu à un nouveau schisme. Contrairement à Qorayshi, Amini pense que la diffusion de la pensée du maître peut se passer d’un censeur. Il s’oppose en outre à toute sacralisation de la figure de ce dernier. Une autre différence oppose les deux tendances. Le groupe majoritaire, celui de Qorayshi, défend l’option d’un retrait de l’action politique – au point de bouder non seulement les élections mais même la prière en commun du vendredi. Cette absence de toute sphère publique est justifiée par les exhortations de Moftizadeh lui-même, pendant sa décennie d’emprisonnement, à privilégier l’ihsan à l’échelle de l’individu puis de la famille, avant de s’attaquer au politique – options que ce courant du MQ partage avec nombre de mouvement néo-fondamentalistes contemporains, musulmans ou non (Moftizadeh 1981 : 234).

Tentative d’implantation sociale des islamistes

Le propre d’un pouvoir politique est sa propension à s’inscrire, physiquement et symboliquement, dans l’espace sociale. Comment les islamistes kurdes d’Iran essaient-ils de se faire une place dans l’espace kurde et à quelles résistances se heurtent-ils dans ce projet ?

Le régime autoritaire post-révolutionnaire tente d’occuper et contrôler la totalité de l’espace public. Pour réduire le poids des organisations nationalistes et gauchistes kurdes, le régime fait appel à des alliés islamistes kurdes sur place (bien que les islamistes kurdes soient sunnites donc assez éloignés du régime chiite). Mais la relation entre le régime chiite et islamistes kurdes n’est pas toujours claire. Les islamistes bénéficient d’une certaine tolérance mais de manière très limitée et contrôlée par l’État. Dans ces conditions, la plupart des groupes islamistes suivent la stratégie classique des groupes fréristes quand ils ne sont pas au pouvoir, à savoir la création d’associations philanthropiques. Ce fut notamment la méthode du Hamas en Palestine et de l’Union Islamique du Kurdistan (UIK) d’Irak dans les années 1990.

Dar al-ihsan de Sanandaj, créé en 2002 est un bon exemple de ce type d’association qui réunit en son sein plusieurs courants islamistes de la ville, à l’exception du seul MQ1. Portant le nom d’une ancienne madrasa, cet organisme religieux dénie toute affiliation à un groupe en particulier. Son conseil administratif est constitué de vingt membres issus de groupes socioprofessionnels divers comprenant des enseignants, commerçants et artisans. Ses activités les plus remarquables à ce jour sont la fondation d’orphelinats, des projets culturels contre la toxicomanie, le développement de formations professionnelles et l’aide aux nécessiteux. Bien qu’ils travaillent avec et en faveur des plus pauvres, les membres de ces associations islamistes ne viennent pas des classes les plus basses de la société, mais sont plutôt affiliés aux classes moyennes. En fait, ces associations philanthropiques islamistes fonctionnent surtout comme des réseaux de bienfaiteurs entretenant des liens de clientélisme avec les couches les plus pauvres de la société qui deviennent pour ainsi dire leurs obligés.

Le MQ1 est lui aussi affilié aux classes moyennes ; la plupart de ses militant.e.s sont  enseignants, étudiant.e.s ou bazaris (commerçants). Néanmoins, ils ne cherchent guère à faire alliance avec leurs camarades d’autres mouvements islamistes et suivent leur propre objectif. Leur stratégie consiste à contourner autant que possible l’espace politique institutionnel et à créer une quasi-communauté dans une société dévoyée. Cet isolement (volontaire) n’empêche pas le groupe de s’implanter dans la société kurde. Le MQ1 reste encore le groupe islamiste le plus indigène : il est essentiellement actif dans les villes kurdes, il insiste sur l’importance de parler correctement le kurde et de porter des vêtements traditionnels kurde et se montre sensible à la question kurde. Dans les deux dernières décennies, la solution envisagée pour garder le lien avec la société, et en même temps maintenir la cohésion interne du groupe, est de s’insérer dans le marché local.

Le MQ1 et l’expérience du marché

Un détour par la Turquie montre que les dernières décennies de la Guerre froide, les islamistes y ont eu toute latitude pour prendre place sur le marché turc, via notamment des associations d’entrepreneurs telle la MÜSIAD. Fondée à Istanbul en 1990, cette Association des industriels et hommes d’affaires indépendants rassemblait une élite économique proche de la mouvance islamiste. Elle rassemblait, en 2011, plus de deux mille sept cents chefs d’entreprise de tous les secteurs d’activité, produisant 15% du revenu national et employant plus de 1,2 million de personnes. À l’origine de la “bourgeoisie islamique” de l’AKP (parti de la justice et du développement), ses membres se réunissaient sur une conception islamique de l’éthique du travail, appropriée comme signe de distinction vis-à-vis des autres acteurs économiques – du grand patronat de la TÜSIAD en particulier, considéré excessivement occidentalisé et jouissant de rentes de situation (Yankaya 2013 : 16). L’exemple de l’AKP nous intéresse d’autant plus que le parti au pouvoir en Turquie depuis 2001 a constitué un modèle économique de référence pour le MQ1.

Avant de présenter les activités du MQ1 sur le marché du Kurdistan nous devons d’abord interroger la nature du système économique en Iran qui est un sujet très discuté parmi les chercheurs (Vahabi 2019 ; Maljou 2016 ; Abrahamian 2018 et 1982 ; Katouzian 1981 ; Ashraf 1981). Comme les autres pays du Moyen-Orient, avec l’augmentation constante de la rente pétrolière entre-deux-guerres, le marché iranien a fait le lien avec le marché capitaliste international. Et la réforme agraire lancée dans les années 1960 par Mohamad Reza Chah a renforcé cette nouvelle forme économique (Vahabi 2020). Cependant, au moins deux particularismes différencient le capitalisme iranien des autres. C’est entre 1948 et 1960, période pendant laquelle les revenus pétroliers sont passés de 11 à 41% de son PIB que l’Iran est devenu un État rentier (Mahdavy 1970 : 432). Le pétrole représente actuellement plus de 85 % du PIB (Vahabi 2020).  L’effet le plus remarquable est l’indépendance de l’État par rapport aux impôts du peuple. L’État peut ainsi s’orienter peu à peu vers un système autoritaire. Pour comprendre le système économique de cet État rentier, il faut tenir compte des modes de production et de distribution d’appropriation des biens (Vahabi 2010 : 503-534).

Ce sont principalement des institutions para-étatiques qui s’approprient la rente pétrolière et qui constituent les piliers de l’économie. Ils sont contrôlés directement par le guide suprême (Ruhollah Khomeiny et actuellement Ali Khamenei). Ils ne sont ni à proprement parler des institutions étatiques ni des institutions privées mais se situent dans un entre-deux et sont exonérés d’impôts. Ces institutions sont apparues à la suite de la confiscation des biens du Chah, de ses proches, mais aussi des élites bourgeoises, les « 53 bourgeois » (Vahabi 2019) dès le début de la révolution. Le processus de privatisation de l’économie à l’époque d’Ali Akbar Rafsanjani (1989-97) et surtout de Mahmoud Ahmadinejad (2005-2013) a considérablement augmenté le capital de ces institutions. Parmi elles : la Fondation des déshérités (Bonyad-e mostaz‘afin), fondée par Khomeyni lui-même ; celle dite “Sceau du prophète” (Khatam al-anbiya), à l’origine de la fortune du Guide Khamenei et de son entourage ; la fondation du “Sacré Seuil de Reza” (Astan-e Qods-e Razavi), à Machhad, principale propriétaire terrien en Iran, avec ses quelques 9000 tombeaux ou emamzade sous le nom desanduqhay-e qarz-al-hassaneh (Afari 2017; Rashidi 1994 : 37-69 ; Maloney 2000: 145-76 ; Saeidi 2002 : 525-54 ; Vahabi 2010: 503-34).

Le problème ici est que ce secteur demeure inaccessible aux “allogènes” doublés d’“hétérodoxes” que sont restés les Kurdes aux yeux de Téhéran. Le système oligarchique qui s’est substitué, depuis la présidence Rafsandjani, à celle organisée jusqu’à 1979 autour du Chah a renouvelé, en lui donnant une justification ethno-confessionnelle, le « colonialisme interne » qu’avait institué la monarchie Pahlavi –pour reprendre une expression de l’historien Michael Hechter à propos des “marges celtiques” de l’Angleterre moderne et contemporaine (Hechter 1975 : 15-39). Dans les régions de peuplement kurde majoritaire de l’Iran, même l’agriculture est demeurée sous-développée et l’industrie inexistante. Les deux principales régions peuplées de Kurdes, le Kurdistan et l’Azerbaïdjan occidental, sont maintenues dans le sous-développement. En 2006, elles étaient classées dernières en matière de développement humain, juste devant la délaissée par excellence qu’est la région du Sistan-Baloutchistan (Nisi 2006 : 55-62.)

Le problème qui se pose aux leaderships du MQ1 est l’accès qui leur est barré, par le système préférentiel mis en place en Iran avec la “privatisation” des années 1990, aux ressources économiques. Nous avons vu, déjà, quelle cohésion caractérisait le groupe, même si c’est au prix d’une popularité moindre. Celle-ci se retrouve dans la vie professionnelle des membres du groupe, dont le haut niveau de solidarité économique est reconnu – le MQ1 cherchant à imposer son modèle de “communauté économique islamique”, principal gage pour lui de visibilité au sein de la société kurde d’Iran. Certes le MQ1 limite ses interrelations économiques à l’extérieur du groupe. Raison pour laquelle, non seulement il évite la fonction publique mais fait en sorte qu’aucun de ses membres n’exerce d’emploi à l’extérieur des entreprises relevant de son réseau. Le MQ1 qui vise lui-même à créer de l’emploi grâce notamment à ses entrepreneurs est devenu en un sens un pôle attractif dans le marché local et ceci dans une conjoncture où le chômage culmine comme le montrent les statistiques. Les Maktabis se sont signalés, dès les origines de leur mouvement, par leur zèle à créer des entreprises. Dès avant la révolution, Moftizadeh lui-même avait fondé la société “Amaniye”, une entreprise de BTP installée à Sanandaj, où elle édifia à partir de cette date l’immobilier relevant des membres du groupe. “Ven”, fabrique de chewing-gum à base d’essences naturelles, fut également une réussite. Avant de se lancer dans ce type de projets, les Maktabis se heurtaient toutefois assez souvent aux fins de non-recevoir des banques, alors en grande majorité publiques, à leurs demandes de prêt, ce qui les contraignait parfois à l’abandon. Comme la société Kirêşe, projet de fabrique de tissages et de moquette, tuée dans l’œuf, ou encore la société de produit carné, Zong, qui a fait faillite car elle était empêchée par le ministre du Renseignement de bénéficier d’un prêt auprès des banques. En conséquence, les Maktabis ont eu comme tactique de se rabattre sur des projets de dimensions plus modestes, à travers lesquels ils tentèrent de monopoliser un ou plusieurs secteurs d’activité particuliers à une ville ou un district donné. À Sanandaj (chef-lieu de province du Kurdistan), on les vit développer la fromagerie, à Baneh l’apiculture et ses dérivés – deux secteurs handicapés en Iran par une pratique massive de la contrefaçon et où l’ancrage local des Maktabis, et leur bonne réputation morale, leur permettaient de faire merveille. Cette situation permettait au groupe à la fois de se renforcer économiquement, dans une indépendance totale vis-à-vis du secteur public ou “coopératif”, de resserrer leur rang en entretenant une clientèle locale, tout en gagnant de nouvelles adhésions.

Cependant une telle tactique ne répond pas aux ambitions économiques de groupe. Ces dernières années les Maktabis ont créé beaucoup de sociétés de distribution de productions alimentaires. Par exemple, c’est le MQ1 qui tient l’agence de rationnement de deux grandes marques de macaroni d’Iran (Tak et Zar) au Kurdistan. Dès lors, on assiste à une métamorphose de la position du MQ1, qui se transforme de producteur en distributeur. Bien que le groupe reste toujours actif dans l’espace économique, une telle mutation a fini tout de même par affaiblir le pouvoir du MQ1 dans le petit marché fragile du Kurdistan. En tant que producteur, le MQ1 était le propriétaire des outils de production et donc avait le pouvoir de négocier dans le marché. Alors que, dans la position de distributeur de productions, il n’était qu’un commerçant ou bien un courtier. Toutefois, la confiance et la solidarité au sein du MQ1 a permis à l’organisation de réduire les problèmes rencontrés et de continuer de connaître une croissance économique. Un tel succès a permis au MQ1 de garantir un accès à l’emploi pour ses membres dans les sociétés qu’il a créées. Les membres du groupe sont toujours prioritaires au recrutement pour les employeurs Maktabis. Les droits de tous les travailleurs Maktabis sont protégés conformément au code de travail (engagement contractuel, assurance maladie, etc…) alors que ceux-ci ne sont pas bien respectés ailleurs. Mais, MQ1 protège aussi ses membres employeurs. Sous l’influence des discours gauchisants à la mode dans les années 1978-1979. Moftizadeh exhortait les siens à partager les revenus de leurs activités selon la contribution de chacun en heures de travail, indépendamment de l’investissement financier consenti au départ. Il donnait pour cela l’exemple de son association, au sein d’une entreprise fondée grâce à ses capitaux, avec un Maktabi avec lequel il avait partagé les bénéfices à égalité : règle rarement suivie, celle qui prévalait consistant à diviser les revenus d’une société en deux parts égales, destinées à rétribuer le capital d’une part, le travail de l’autre. Ce souci de bonne pratique économique est devenu un label du MQ1 et, sur l’arrière-plan de la corruption de plus en plus décriée de la République islamique, un puissant levier de recrutement pour l’organisation.

Maktab garantit également l’habitat pour ses membres dans un contexte de crise aiguë du logement. Ils parviennent à faire construire plusieurs ensembles immobiliers par des entreprises proches du mouvement (le quartier de Keshavarz à Sanandaj en est un exemple). Les quartiers ne sont pas fermés : ils ne sont pas entourés par un mur ou un grillage comme dans le cas des gated communities. Ils sont la plupart du temps neufs, bâtiments typiques de l’architecture résidentielle des classes moyennes. Le fait de vivre côte à côte renforce la cohésion du groupe, tout en plaçant ses membres sous le regard constant de leurs homologues, limitant ainsi la liberté de chacun. Au point que d’aucuns cherchent précisément à y adhérer dans le but explicite de former une famille et de trouver un travail comme en témoigne un de nos enquêtés : « On demandait à un membre son avis sur l’opportunité de créer un poste de censeur (nazir), il a répondu qu’il n’avait pas d’avis à ce sujet, que ce qui importait pour lui, c’était sa vie qui avait totalement changé après son adhésion au MQ1 – laquelle lui avait fourni travail, logement et épouse, dont il était jusque-là dépourvu».

Conclusion

Étudier le rôle du MQ1 dans le marché économique local du Kurdistan permet d’aborder la question de l’intégration de l’islam dans un environnement capitaliste et  rapport entre la conception islamique de l’éthique du travail et le capitalisme. La situation périphérique du MQ1, en tant que groupe sunnite kurde dans un système autoritaire chiite ultra centralisé avec une économie capitaliste particulière, constitue une « handicap » pour accéder aux ressources économiques. En raison de sa situation, le MQ1 ne peut accéder aux retombés de la rente et connaitre une trajectoire comme celui de l’AKP en Turquie. Néanmoins il faut se rappeler que dans le système autoritaire iranien, très peu de groupes ont l’avantage comme le MQ1 de pouvoir investir l’espace public. Dans ces conditions, le MQ1 développe des projets économiques à l’échelle du marché local kurde qui ne dépendent pas des ressources étatiques, contrairement à la JDEI qui joue un rôle d’intermédiaire ou de courtier entre la société locale et l’Etat et se trouve donc en position de dépendance vis-à-vis de ce dernier.  Malgré tous les efforts du MQ1, sa position dominée et à la marge de la société ne lui permet pas de développer des formes d’intégration économique à l’échelle nationale. Par ailleurs, la stratégie de son leader Ahmad Moftizadeh consistant à « partager les revenus de leur activité selon la contribution de chacun en heures de travail, indépendamment de l’investissement financier consenti au départ » n’a pas non plus fait de lui une force égalitaire dans le marché. Moftizadeh conseille certes à ses fidèles de respecter de bonne pratiques économiques et l’égalité entre propriétaires du capital mais au-delà du code de travail iranien, il n’a pas la possibilité d’empêcher l’exploitation et le pillage des ressources, lesquels sont des caractéristiques du marché dans lequel évolue le MQ1.