[Article] le 28 Fév 2023 par

Les islamistes au Parlement du Kurdistan : entre contraintes institutionnelles et impératif religieux

La sphère islamiste au Kurdistan irakien constitue un terrain d’études peu exploré. L’intégration, à partir de 2005, de partis islamistes au Parlement régional du Kurdistan n’a pas encore fait l’objet de publication. Depuis cette époque, le Groupe islamique du Kurdistan (GIK) et l’Union islamique du Kurdistan (UIK) cumulent, à eux deux, autour de 15% des sièges parlementaires . Ils ont également participé à la formation de plusieurs gouvernements pour y gérer des portefeuilles ministériels importants (la justice, le commerce l’agriculture...). Malgré cette réalité, les partis islamistes kurdes restent peu connus du point de vue de leur organisation, de la structuration de leurs réseaux militants mais aussi de leur insertion sociale. En outre, la question de l’idéologie religieuse et de ses implications politiques demeure le maillon faible des recherches universitaires sur les organisations islamiques (Aït-Aoudia 2020). Les quelques études existantes en langue  (Sîwaylî 2009 ; Mihemed 2020)  ont pour point commun de proposer une description historique du fait islamiste au Kurdistan irakien. Pour ce qui est de la seule étude en langue française, il s’agit d’une thèse reposant sur une lecture chronologique de la trajectoire des islamistes kurdes. (Obeid 2010). Les lacunes méthodologiques et théoriques relativisent l’intérêt de ce travail purement descriptif. Or, seule une véritable recherche empirique permettrait de saisir l’évolution de l’engagement politique des acteurs islamistes, leur propension à intégrer les institutions politiques et le sens qu’ils confèrent à leurs actions.

Si l’intégration au Parlement des islamistes kurdes n’a pas fait l’objet d’étude elle a été, en revanche, largement commentée et débattue dans les médias locaux, donnant lieu à des interprétations en termes de « modération » voire de « conversion » aux principes démocratiques. Ces interprétations évoquent les discussions universitaires qui se sont développées à partir des années 2000 autour de l’inclusion politique des organisations islamistes et dans le sillage de la thèse de l’inclusion-modération, grille d’analyse dominante dans le monde universitaire anglo-saxon (Schwedler 2011). Selon les tenants de cette thèse, l’inclusion des islamistes dans les institutions politiques induirait chez ces derniers une modération de leur idéologie et le renoncement aux projets de renversement de l’ordre politique séculier. En France, ces discussions ont été initialement introduites sous la bannière de la théorie dite « post-islamisme » développée par Asaf Bayat (1996) dans ses recherches sur l’Iran. Dans la même veine, Olivier Roy a avancé l’idée que nous étions entrés dans une nouvelle ère qui signait « l’Échec de l’islam politique » (Roy, 1992) et le renoncement au projet initial de construction d’un État islamique. Partant de ce constat d’échec, le politologue a soutenu que les islamistes seraient amenés à intégrer les institutions étatiques existantes et réconcilier les principes islamiques avec les valeurs de la modernité (Roy, 1999 : 9) .

Cette contribution qui s’inscrit dans une perspective critique de la thèse de « l’inclusion-modération » et de sa variante « post-islamiste », considère que les approches en termes de « modération » sont discutables à plus d’un titre. (Gana, 2020).  D’une part, elles comportent un biais normatif en ce qu’elles postulent une relation causale entre l’inclusion politique et la modération (Schwedler, 2011).  D’autre part, elles tendent à figer et à homogénéiser la réalité de l’islam politique, en occultant la pluralité des pratiques et des répertoires d’actions que l’on peut observer entre les différents acteurs islamistes et au sein d’un même parti. Enfin, elles se caractérisent par la faible attention accordée à la dimension idéologique des engagements politiques : l’usage de la modération se limitant au respect des règles institutionnelles, sans que cela engage à une modération idéologique. (Aït-Aoudia, 2020). À une distance critique des lectures normatives et linéaires de l’intégration politique, s’est développée une approche relationnelle de l’inclusion politique prenant en compte les interactions entre un parti et son environnement social .

Dans le sillage de cette approche relationnelle, notre contribution se propose d’aborder la question de la modération à l’aune des prises de position des partis islamistes au Parlement régional du Kurdistan. Les débats parlementaires offrent une entrée privilégiée – mais rarement explorée  – pour apprécier les régimes de justification et les références idéologiques mobilisées, lors des échanges avec leurs collègues, par les députés islamiques. Ces derniers, qu’ils soient membres du GIK ou de l’UIK, se montrent tendanciellement intransigeants sur nombre de sujets sociétaux qu’ils considèrent comme des « lignes rouges » non négociables . Ces prises de positions ne peuvent se comprendre dans le cadre strictement institutionnel sans prendre en compte l’environnement social de l’institution ou, pour le dire à la manière de J.N. Ferrié, « sans référence à un mécanisme plus vaste de fabrication de la décision qui fait que les questions débattues dans l’enceinte parlementaire se situent, en fait, dans un ensemble d’échanges médiatisés » (Ferrié et al., 2008 : 804). Précisons qu’au Kurdistan les débats parlementaires, en particulier les séances plénières, sont entièrement filmés et diffusés à la télévision, ces séances publiques peuvent être l’occasion pour les députés de s’adresser à de multiples audiences qui relèvent de différentes sphères sociales À cet égard, une approche praxéologique des délibérations parlementaires qui implique une analyse contextualisée des débats nous semble particulièrement utile. Cette approche rend compte de l’extraversion de l’arène parlementaire qui se  situe dans un vaste « réseau dialogique » déployé sur plusieurs sites (Ibid., : 803).  Partant de ces considérations, nous avons fait le choix d’analyser les délibérations sur la polygamie dans le cadre de la proposition de réforme de la Loi du statut personnel. Les défenseurs de cette réforme cherchent à faire amender, modifier ou supprimer un ensemble de lois enchevêtrées aux lois islamiques (Charia) qui touchent les droits de succession, le mariage, le divorce et notamment la polygamie. Les députés islamistes s’avèrent les principaux opposants à ce paquet de réforme.

L’objet de cet article est de présenter les enjeux que soulève la réforme (1), d’analyser les stratégies mobilisées par les députés islamiques au cours des débats pour imposer un cadrage religieux (2) et instrumentaliser l’arène comme une tribune (3), enfin de montrer que les « concessions » ou signes « de modération » des députés islamistes au cours des délibérations paraissent avant tout liées à un ensemble de contraintes (discursives, procédurales, institutionnelles) pesant sur les débats et à l’ordre des interactions et moins à une hypothétique inflexion idéologique (4).

Éléments de contexte : les enjeux de la réforme de la Loi du statut personnel

L’article 41 de la nouvelle Constitution irakienne de 2005 permet aux différentes communautés religieuses d’adapter la Loi du statut personnel à leur propre religion. Cet article rend ainsi possible la révision du statut personnel irakien sur une base confessionnelle. Ce faisant, il esquisse un découpage des identités fondé sur les appartenances religieuses et autorise chaque communauté religieuse à se doter de sa propre réglementation. Or, la possibilité d’un pluralisme religieux en matière de droit de la famille comporte le risque de conflits de lois entre les différentes réglementions en cas de mariage mixte (Bernard-Maugiron, 2010). Cet article revêt aussi des enjeux politiques puisqu’il nie implicitement la possibilité aux régions fédérées (en l’occurrence le Kurdistan) d’adopter leur propre Loi du statut personnel. En réaction à cet aspect de l’article 41, un certain nombre d’acteurs sociaux dont les membres de la commission de Défense des femmes, soutenus par des associations féministes, se mobilisent au Kurdistan pour réformer la Loi du statut personnel. Elles reçoivent à cet égard l’appui du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) qui cherchent à doter la Région d’une législation spécifique et plus favorable aux femmes. Mais cette réforme n’est pas seulement une réponse à des revendications féministes, ses motivations sont multiples. Elle s’inscrit dans une stratégie de distinction et d’autonomisation vis-à-vis de Bagdad. Elle vise également à donner des gages de bonne volonté à la communauté internationale en s’ajustant aux standards juridiques internationaux. Forte du soutien gouvernemental, la commission de Défense des femmes lance durant l’année 2007 plusieurs campagnes d’informations et organise une série de conférences et de workshop dans différentes villes ainsi que des débats télévisés et radiodiffusés, dans le but de sensibiliser l’opinion publique à cette question. Cette démarche aboutit à la création d’une commission mixte, composée de députés et de ministres et à laquelle sont aussi conviés des représentants de la société civile, des personnalités religieuses ainsi que des universitaires, chargée de préparer la proposition de réforme de la Loi du statut personnel. Les débats démarrent le 27 octobre 2008 et se déroulent sur plusieurs sessions. Nous avons choisi d’étudier la première séance consacrée à l’article relatif à la polygamie qui oppose les partisans de son maintien (avec ou sans conditions restrictives) à ceux qui veulent son interdiction. Le choix de la séance portant sur la polygamie se justifie à plusieurs égards. La question de la polygamie revêt, par ses multiples aspects (religieux, juridique, politique, sociétal) un caractère central. C’est une question qui impacte la sphère familiale de façon transversale en touchant au principe d’égalité entre hommes et femmes, à la conception de la famille, à la protection des enfants, à l’économie domestique. Jusqu’à lors, la polygamie n’avait pas fait l’objet de controverse politique, on la considérait comme un dispositif dérivé des lois islamiques . Or, les dispositions de la Constitution de 2005, prévoyant la possibilité de réviser la Loi du statut personnel conformément aux préceptes en vigueur dans chaque communauté religieuse conduit à une politisation de cette question. Dans ce contexte, les amendements visant l’interdiction ou la limitation de la polygamie donnent lieu à de vifs débats au sein du Parlement qui sont largement relayés dans l’espace médiatique. Ces débats donnent aux députés islamistes la possibilité de se poser en gardien des normes et valeurs religieuses, mais aussi relatives à la morale et aux « bonnes mœurs ».

Séance du 27 octobre 2007 consacrée à l’article sur la polygamie :

La séquence retranscrite  ci-dessous montre que dès l’amorce de la discussion, les députés islamistes mobilisent la pertinence coranique et essayent d’imposer un cadrage interprétatif purement religieux de la situation.

Le président du Parlement :

« Au nom de Dieu, le Tout-Puissant, le Clément,

Au nom du peuple du Kurdistan, nous inaugurons notre séance dont voici l’ordre du jour : “ Présentation et discussion des textes de loi préparés en vue d’amender le code du statut personnel qui relève de la loi n° 188 adoptée en 1958” ».

Discours inaugural de président du Parlement :

 « […] J’ai cru comprendre que les commissions des Lois et des Affaires religieuses ont un rapport commun, je vais donc leur demander de présenter leur rapport. Ensuite, la commission de Défense des femmes présentera son rapport, puis la commission des Droits de l’homme. […] »

Plusieurs interventions ont lieu pour protester contre l’absence des ministres concernés.

Après les lectures des rapports par les commissions en question, le président du Parlement reprend la parole :

« Vous venez d’écouter les rapports des commissions compétentes. Deux propositions ressortent de leurs rapports quant à l’article portant sur la polygamie : l’une en faveur de son maintien assorti de conditions restrictives ; l’autre pour son interdiction pure et simple. Trois commissions [celle des Lois, celle des Droits de l’Homme et celle des Affaires religieuses] sont favorables à la première proposition. La commission de Défense des femmes plaide en revanche pour la deuxième proposition. Je vais soumettre au vote les propositions en question, mais avant, qui souhaite s’exprimer à ce sujet ? Oui, Monsieur Zana, je vous en prie. »

Monsieur Qadir Saaid  (alias Zana, élu du Groupe islamique du Kurdistan) :

« Monsieur le Président,

Cette affaire [cette loi] ne peut en aucun cas être votée. Elle ne peut être soumise au vote et cela pour deux raisons, permettez-moi de m’expliquer. Premièrement, le Coran dit clairement : “Épouser deux, trois ou quatre femmes parmi les femmes qui vous plaisent”. Ce texte est clair, il ne peut nullement faire l’objet d’une jurisprudence quelconque. Deuxièmement, l’article 2 de la Constitution n’autorise aucune loi allant à l’encontre des lois islamiques. Que vous interrogiez un Indien, un bouddhiste… ils savent que dans l’Islam la polygamie existe et qu’elle est devenue une évidence. Tout le monde le sait. La conditionner, c’est autre chose. D’autre part, l’article 41 de la Constitution stipule que le Code du statut personnel doit être établi suivant la confession de chaque communauté. Nous qui sommes musulmans, mis à part quelques-uns parmi nous ici, nous devons adopter un code du statut personnel conforme à la religion musulmane. C’est pourquoi, il ne faut pas que les textes de loi présentés contreviennent à la Charia […] » (membre du comité central, 36 ans en 2005, bac+4 en droit, élu du GIK)

Le président du Parlement :

« Je pensais que vous alliez faire une intervention conforme à la procédure, mais vous vous êtes lancé dans une explication hors de propos, injustifiée, pour nous demander de ne pas soumettre au vote les propositions. Oui, monsieur Şerwan »

Monsieur Şerwan Hayderi (élu du Parti démocratique du Kurdistan) :

« Monsieur le président du Parlement,

Je parle en mon nom. Tout d’abord, personne n’a le droit de faire de la surenchère! Deuxièmement, ce sujet mérite une discussion ! C’est pourquoi, je vous demande de bien vouloir le soumettre d’abord à la discussion et ensuite seulement de soumettre au vote les propositions. Je voudrais que les choses se déroulent ainsi. Merci. » (Député réélu, 60 ans en 2005, bac+4 en droit, élu du PDK)

Le président du Parlement :

« Je ne les ai pas encore mis en vote, j’ai simplement présenté les avis émis par les commissions concernées. Si vous voulez que nous les soumettions au vote, nous le ferons, sinon nous les discuterons. Mais, je ne veux pas que celui ou celle qui prend la parole dorénavant nous fasse une intervention à la manière de Monsieur Zana. Oui, Madame Naznaz »

Madame Naznaz Mihemed (élue du Parti démocratique du Kurdistan) :

« Monsieur le président du Parlement,

Puisque Monsieur Zana a profité de cet intermède pour changer le sens de la situation, je demande à Madame Pexşan de lui répliquer. »(Professeur d’université, 42 ans en 2005, bac+5, élue du PDK)

Le président du Parlement :

« Monsieur Şêrwan lui a répondu. Ce n’est plus la peine. Oui, allez-y Madame Kwestan »

Madame Kwestan Mihemed (élue de l’Union patriotique du Kurdistan) :

« Monsieur le président du Parlement,

Je soutiens Monsieur Şerwan dans ses propos. Je ne permets à personne de faire de la surenchère au nom de l’islam car nous sommes tous musulmans et vivons dans une société musulmane. On ne fera pas quelque chose qui irait contre l’Islam. Si Monsieur Zana mobilise des textes coraniques, nous aussi nous pouvons mobiliser des textes montrant que discuter ou se prononcer sur ces propositions n’est pas contraire à la Charia. Merci beaucoup. » (Cadre politique, 39 ans en 2009, bac+4, élue de l’UPK)

Monsieur Nuri Talabani (élu indépendant, initialement élu sur la liste de l’UPK) :

« Monsieur le Président,

Le texte de loi que l’on veut discuter ici a déjà été longuement débattu par toutes les parties concernées. Des recherches ont été menées là-dessus. Des experts de la Charia islamique et des représentants de la société civile notamment des femmes ont contribué à sa préparation. Personnellement, je n’ai pas l’impression que la manière dont ce texte de loi veut amender la polygamie soulève les problèmes que d’aucuns s’imaginent ici. […] » (Professeur d’université, 68 ans en 2005, bac+8, élu indépendant)

Madame Sozan Şihab Nuri (élue de l’Union patriotique du Kurdistan) :

« Monsieur le président du Parlement,

[…] Ceux qui pensent que nous avons un problème avec la religion doivent revoir leur position : ressaisissez-vous ! La religion nous donne, à nous les femmes, le droit d’interdire la polygamie. Dieu l’autorise seulement si l’homme assure l’égalité parfaite entre ses femmes. Dieu dit « si vous ne maintenez pas l’égalité » (Wa lan ta’adalou), la polygamie n’est pas alors autorisée. Puisque l’égalité parfaite n’existe pas, la polygamie doit être interdite ! […] » (Fonctionnaire, 43 ans en 2005, bac+4, élue de l’UPK)

Monsieur Hesen Babekir (élu du Groupe islamique du Kurdistan) :

« Monsieur le président du Parlement,

Au nom de Dieu. L’appréciation de ce qui est défendu [haram] ou permis [halal] doit je pense revenir aux professionnels. Lorsque nous parlons d’Islam certains députés prétendent que nous faisons de la surenchère, mais hélas lorsqu’ils récitent des textes coraniques, ils font beaucoup d’erreurs. On se rend clairement compte qu’ils ont commencé à s’y intéresser depuis à peine deux jours pour donner l’illusion qu’ils savent quelque chose en la matière. Nous sommes pour la polygamie parce que Dieu le Tout-Puissant l’a autorisée. L’interdire va à l’encontre du Coran, ce n’est pas nous qui le disons mais l’Union des oulémas du Kurdistan. Pendant leur prêche, vendredi [dernier], deux cents mollahs ont consacré leur discours à ce sujet et ont considéré que l’interdiction de la polygamie allait à l’encontre du Coran. » (Membre du bureau politique du GIK, 48 ans en 2005, bac+4).

Tentatives d’imposition d’un cadrage religieux

Cette séquence montre que les élus islamistes tentent d’emblée de déplacer le débat sur le terrain religieux. Le député Zana prend la parole, non pour se prononcer sur les amendements soumis au vote, mais pour dénoncer la légitimité du débat en s’appuyant sur une « pertinence coranique » et une « pertinence constitutionnelle » mise au service de la première. Le président à qui il appartient d’apprécier la correction procédurale des débats fustige aussitôt la requête du député en la qualifiant de « hors de propos ». Ce rappel à l’ordre n’altère en rien l’effet produit par ses paroles puisque les députés qui réagissent à la suite de son intervention s’alignent pratiquement tous sur le registre religieux Cette intervention impromptue permet d’imposer un cadre interprétatif religieux pour ainsi dire saper, en mobilisant un ordre de grandeur qui exclut a priori toute discussion et n’autorise pas la contradiction. Cette stratégie semble relativement bien fonctionner dans la mesure où presque tous les députés qui prennent la parole à la suite de son intervention − à l’exception notable du président du Parlement qui ne se prononce que sur la pertinence procédurale et le bien-fondé de la demande du député − s’alignent sur la pertinence islamique. C’est ainsi qu’une députée se croit obligée de préciser « nous sommes tous musulmans » et qu’il ne sera pas fait « quelque chose qui irait contre l’Islam ». Il s’agit d’une stratégie d’inscription performative dans la catégorie inclusive des musulmans pour pouvoir critiquer de l’intérieur. Elle se réfère ainsi « aux textes montrant que discuter ou se prononcer sur ces propositions n’est pas contraire à la Charia ». L’évocation de ces textes reste cependant allusive, sans qu’en soit précisées les références. Les intervenants suivants soulignent aussi la conformité à l’islam des amendements en précisant que des « experts de la Charia » ont contribué à sa préparation. Une des intervenantes se réfère explicitement au Coran, dont elle cite un passage en arabe (Coran sourate 4, verset 129 : « Vous ne pourrez jamais être équitable entre vos femmes, même si vous en êtes soucieux ») pour justifier l’interdiction de la polygamie, au motif que l’égalité (de traitement) entre les femmes ne peut être garantie.

En réaction à cette série d’interventions qui s’appuient sur un cadrage et des références religieux (experts religieux, textes coraniques) pour justifier le débat sur la polygamie, un second député islamiste (GIK) prend la parole. Son intervention vise à refuser l’alignement discursif sur la pertinence coranique à ces députés en les reléguant dans la catégorie des profanes. Il trace ainsi une ligne de démarcation entre, d’un côté, les députés islamistes et, de l’autre, les profanes en matière de religion qui « ont commencé à s’y intéresser depuis à peine deux jours ». Les références à « Dieu le Tout-Puissant », aux « professionnels », à « Union des oulémas », au « Coran » sont autant de renvois à des arguments d’autorité. Ces propos s’inscrivent dans une quête du monopole de la parole légitime. Cette autorité dont les députés islamistes et en particulier les juristes musulmans voudraient se prévaloir est contestée sur-le-champ par les juristes en droit positif qui n’acceptent pas que leur expertise soit concurrencée. Il faut à cet égard signaler que la majorité des juristes du Parlement, qui ont reçu une formation universitaire en droit positif, se désolidarisent des « chariaristes » (religieux spécialiste de la charia) du Parlement. Ces derniers revendiquent quant à eux une compétence juridique spécifique, à savoir la maîtrise du droit islamique, qui ferait d’eux les exégètes autorisés en ce domaine. Les juristes qui ont tendance à « juridiciser » les débats, voient d’un mauvais œil cette tentative d’ « islamisation ». Cela se donne à voir à travers la première réaction du député Şerwan Heyderi (éminent avocat et président de la prestigieuse commission des Lois) qui, à la différence des autres orateurs ne s’alignent pas sur le registre initié par le député islamiste. Il déclare, pour s’en démarquer, parler en son nom et se contente d’une remarque allusive à ce sujet (« surenchère ») sans référence explicite à l’Islam. L’intervenante suivante, la députée Naznaz « demande à Madame Pexşan de lui répliquer ». Militante féministe notoire, figure du parti communiste du Kurdistan, cette dernière est, en outre, la présidente de la commission de Défense des femmes qui a initié la proposition de loi relative à l’abrogation de la polygamie. En sollicitant son intervention, la députée Naznaz tente d’opposer les arguments féministes au député islamiste. Mais la présidente de la commission de Défense des femmes reste silencieuse. Politicienne expérimentée, rompue à la chose politique , elle ne se laisse pas engager dans une polarisation du débat entre islamistes et féministes. D’ailleurs, contrairement aux islamistes qui essayent de déplacer la discussion sur le terrain religieux, c’est-à-dire sur le terrain de la foi, pour changer le « sens de la situation » comme le soulignait l’une des oratrices , les féministes ont tendance à vouloir décloisonner la question féminine pour élargir leur réseau de soutien. Enfin, Nuri Talabani, professeur de droit, juriste en vue au Parlement, essaie de « dédramatiser » l’enjeu du débat qui doit se tenir en expliquant que ces questions ont déjà été débattues par les protagonistes concernés (« représentants de la société civile », « femmes », « experts religieux »). Cette intervention est intéressante d’un point de vue heuristique car elle permet de rappeler que les débats parlementaires s’inscrivent dans un réseau dialogique.

Usage de l’arène parlementaire comme d’une tribune

A première vue, on pourrait croire que le député islamiste rejette le principe délibératif qui est au fondement du régime d’assemblée. Or, il convient de rappeler que les propos des députés « ne sont pas exclusivement centrés sur l’activité communicationnelle interne du parlement, mais sur l’activité communicationnelle d’un réseau, et qu’ils ne peuvent être compris que dans ce contexte. » (Ferrié, Dupré, Legrand, 2008 : 812). Autrement dit, ses propos ne se situent pas seulement dans une situation de coprésence qui serait limitée au site du Parlement. Seule une analyse contextualisée de la situation, non spécifiée par l’activité propre à l’enceinte parlementaire, permet de saisir la portée de son propos qui fait en réalité écho aux échanges médiatisés et aux arguments préparés sur d’autres sites, notamment la mosquée. En fait, avant que l’interdiction de la polygamie ne fasse l’objet d’un débat parlementaire, elle a été très largement débattue par différents protagonistes notamment les acteurs religieux traditionnels qui l’ont pour la plupart rejetée (voir à ce propos la dernière intervention d’un député du GIK). En s’opposant frontalement à la discussion sur la polygamie, le député Zana cherche à capter l’attention d’une pluralité d’audiences (le corps des oulémas, les militants du GIK, les électeurs) pouvant être réceptifs à son propos.

Les « experts religieux » auxquels il est fait référence désignent les spécialistes de l’Islam diplômés des facultés de théologie. La référence à ces experts a pour objectif de créer un effet contrastif entre la position des députés islamistes et le point de vue de ces experts religieux, au rang desquels figure, par exemple, Mustafa Zelmi , figure théologienne emblématique de la Région du Kurdistan, diplômé de l’Université al-Azhar en Egypte, qui a largement participé à la commission spéciale chargée d’étudier la réforme du code du statut personnel. La parole revient in fine à un second député du GIK qui débute son intervention en expliquant que la discussion sur la polygamie doit revenir aux « professionnels ». Par ce terme, il désigne les oulémas (prédicateurs) qui ont été formés dans des écoles coraniques traditionnelles (hudjra en arabe) et qui, à la différence des théologiens de la faculté, n’ont pas fait d’études supérieures. Il s’adresse ainsi au corps des prédicateurs qui jouissent d’une audience certaine auprès de la population, compte tenu du fait qu’ils assurent le prêche du vendredi, un canal de communication relativement influent. Il s’agit aussi d’attirer l’attention de l’audience musulmane sur le fait que les prédicateurs, qui incarnent l’islam traditionnel, se prononcent en défaveur du débat, à la différence des experts en théologie qui ont tendance à proposer une lecture renouvelée des lois islamiques. En inscrivant ses propos dans le prolongement des déclarations de ces prédicateurs (« ce n’est pas nous qui le disons, mais l’Union des oulémas du Kurdistan »), le député entend ainsi se parer de leur autorité et défendre une lecture littérale de l’Islam.

Dans cette série d’échanges les députés se réfèrent constamment à d’autres sites ou réseaux pour justifier leurs positions et cela, pas nécessairement pour convaincre leurs collègues parlementaires, mais surtout dans l’objectif d’envoyer des signaux conformes aux attentes de leurs audiences extraparlementaires (Ferrié 2008). En effet, les arguments présentés lors des délibérations peuvent avoir été anticipés et préparés dans d’autres sites et en référence à l’opinion (Manin 1995). L’observation montre que la position pour ou contre des députés n’évoluent guère au cours des délibérations et leurs choix paraissent déjà tranchés lorsqu’ils prennent la parole. Chacun campe sur sa position, même si les arguments tendent à s’étoffer et à emprunter à d’autres registres.  D’ailleurs, les commissions des Lois, du Droit de l’Homme et des Affaires religieuses avaient déjà anticipé dans leurs rapports l’option qui serait adoptée par le Parlement, à savoir le maintien de la polygamie assortie de conditions restrictives. Cette extraversion des débats parlementaires ne signifie pas pour autant l’absence d’un ordre parlementaire spécifique fondé sur des procédures contraignantes qui visent à contenir le débat dans les limites du Règlement intérieur et assure le respect de leur finalité, à savoir parvenir à une décision.

Contraintes institutionnelles et système des tours de paroles

L’institution est un cadre d’interaction où chacun cherche à sonder l’autre, à anticiper ses actions (ou attentes) et à se positionner (ou repositionner) en conséquence (Lagroye,1997). Cette idée fait référence à l’analyse que développe Norbert Elias dans La Société́ de cour où les sujets de la cour s’observent en permanence. Ce cadre d’interaction génère une contrainte collective qui amène les sujets à ajuster leur comportement et à se plier à la logique de la configuration dans laquelle ils se trouvent et, ainsi, à intérioriser au fur et à mesure une autocontrainte qui contribue à la maitrise des pulsions et des émotions (Elias, 1974). S’inspirant des travaux de Norbert Elias, certains chercheurs se sont intéressés à la formation des mœurs parlementaires. Par exemple, P.Y. Baudot et O. Rozenberg montrent qu’à l’instar de la cour du roi, « la civilisation des mœurs parlementaires passe par l’introduction de règles de politesse, de façon de se tenir et de s’habiller. » (Baudot et Rozenberg 2010 : 7). Ainsi, le cadre d’interaction règle si bien les comportements des agents que l’institution semble exercer une emprise sur les membres qui la composent. L’institution qui est le produit de l’activité́ humaine se dote ainsi d’un corps objectif disposant d’une logique propre. Nos propres observations montrent qu’au cours des débats, les députés sont enclins à se conformer aux règles procédurales et à interagir dans le cadre du système des tours de parole. Lors de la délibération certains intervenants s’alignent sur le registre religieux tandis que d’autres prennent le contre-pied des islamistes en puisant leurs arguments dans d’autres régimes de justification. Un député de l’UPK déclare ainsi :

« […] Je dis ouvertement que ceux qui plaident pour la polygamie, plaident pour conserver l’injustice faite à l’Homme. Ceux qui veulent l’interdire défendent les droits de l’Homme et portent haut les principes fondamentaux […], il faut prendre en considération le monde actuel […] les choses ont évolué. Il ne faut pas que la démocratie soit un mot d’emprunt sans fondement, il faut la prendre au sérieux et la mettre en pratique. » (Cadre politique, 42 ans en 2005, bac, élu de l’UPK)

Suite à cette riposte fondée sur l’universalisme séculier et la référence à la « démocratie », les députés islamistes sont contraints de changer de registre et de produire des « arguments capables de soutenir une prétention à l’intelligibilité et dotés aussi d’un degré élevé d’objectivité, et par là d’universalité ». (Boltanski 1990 : 1) En cela, une série de justifications dans les registres de la pertinence morale et sociale (c’est-à-dire de l’utilité pour la société) sont mobilisées pour légitimer le maintien de la polygamie : (1) L’interdiction de la polygamie provoquerait selon eux davantage de divorces : si le mari n’a pas la possibilité de prendre une seconde femme, il divorcera pour en avoir une autre. (2) L’interdiction de la polygamie irait à l’encontre des libertés individuelles. (3) Elle pénaliserait les femmes qui seraient en quelque sorte des concubines et non plus des femmes mariées bénéficiant d’une reconnaissance sociale et juridique. (4) Elle serait défavorable aux (nombreuses) veuves dont les maris ont disparu durant la guerre et qui peuvent accéder au mariage grâce à la polygamie. (5) Elle serait défavorable aux femmes qui n’ont pas encore pu accéder au mariage. Il est communément admis au Kurdistan, que la sex-ratio est favorable aux femmes. Plusieurs décennies de conflits auraient causé un déséquilibre démographique en faveur des femmes. Partant de ces considérations, la polygamie apparaît, dans les représentations collectives, comme une solution au « surplus » de femmes. D’autres députés islamistes procèdent par glissement de la pertinence religieuse à des considérations d’ordre politique et identitaire (voire patriotique), en mettant en exergue l’utilité politique du maintien de la polygamie. Ainsi, les propos de deux députés islamistes illustrent bien ce glissement :

« Il y a des gens qui considèrent que les Kurdes sont des mécréants et des hérétiques. Interdire la polygamie, c’est donner de l’eau à leur moulin, ils se comporteront encore plus mal envers nous. » (Membre du bureau politique du GIK, 48 ans en 2005, bac+4)

« En adoptant une loi interdisant la polygamie, on provoquera la colère de nos ennemis. Notre situation face à Bagdad et face aux pays voisins risque d’être affaiblie. Ceux qui cherchent n’importe quel prétexte pour s’attaquer à nous et nous déstabiliser sont très nombreux C’est pourquoi, je pense que l’on doit éviter ce type de provocation. » (Membre du bureau politique de l’UIK, 52 ans en 2005, bac+4)

Il apparait que la tournure imposée aux débats par le système des tours de parole tend à déplacer le débat d’un cadre strictement religieux vers d’autres terrains argumentatifs et à induire des formes de modération imposées par les règles procédurales et l’ordre des interactions. Ainsi, les députés islamistes qui, initialement, disaient refuser toute discussion sur la polygamie acceptent non seulement de débattre, mais cherchent aussi à voiler ou à taire leurs motivations religieuses pour recourir à d’autres pertinences. De même que la contrainte exercée par l’ordre des interactions avait conduit les députés des partis séculiers à avoir ponctuellement recours à la religion dans leurs argumentions. À cet égard, les propos d’un député membre du bureau politique de l’UIK sont particulièrement éclairants :

« […] Quand tu travailles au sein d’un parti tu es déjà rodé à certains types d’activités. Cela dit, les façons de travailler et l’organisation du travail sont différentes au Parlement. On devrait s’en inspirer dans le parti. Ce qui diffère par exemple c’est l’organisation des échanges et le tour de parole. Il n’est pas permis de répliquer à chaque personne qui prend la parole. Une fois que tu t’es exprimé́, c’est fini, c’est au tour de quelqu’un d’autre. Tu n’es pas autorisé́ à reprendre la parole n’importe quand pour répliquer. C’est comme ça ! L’autre dit quelque chose, tu dis ce que tu as à dire. Mais dans un autre lieu, tu pourrais reprendre la parole, dire non, et cetera. Au Parlement les choses ne se passent pas ainsi. Il y a une façon précise d’échanger. Que signifie respecter l’opinion de l’autre ? Cela veut dire, laisser l’autre s’exprimer et pendant qu’il s’exprime l’écouter sans l’interrompre à chaque fois pour lui répondre. Tout cela t’apprend un « style », une façon de respecter les opinions différentes et de les accepter. Cela est moins évident au sein du parti, tu te précipites pour répondre à l’autre, pour lui répliquer sur le champ sans même trop réfléchir. Au Parlement un autre système s’impose, qui n’est d’ailleurs pas au goût de tout le monde, car on a des types qui − parce qu’ils se considèrent comme des gens importants au sein de leurs partis − ont tendance à répliquer à chacun, à vouloir imposer l’opinion de leurs partis. J’en fais d’ailleurs peut-être de temps en temps partie [sourire]. Mais le système en vigueur au Parlement est excellent, intéressant ; il permet d’organiser le débat.

Comme le perçoit avec justesse ce député, la délibération est une forme particulière, voire artificielle, de conversation qui implique le respect de règles spécifiques. « L’ordre de la conversation est ainsi créé par la succession des tours de parole et par le fait que les participants s’appuient sur des régularités, qui, normalement, se fondent sur les propos précédents et fondent les propos suivants. Les propos que l’on peut échanger comme les régularités sur lesquelles on peut s’appuyer sont sélectionnés par le contexte. » (Ferrié et al., 2008 : 797) Pour le dire en d’autres termes, la délibération est un cadre d’interaction où les membres exercent une contrainte mutuelle les uns sur les autres qui génère une contrainte collective sur l’ensemble des députés, si bien que les pertinences mobilisées par les uns et les autres interfèrent sur le cours des débats. Le respect des procédures, du système des tours de parole, du règlement intérieur contribue à la normalisation des pratiques et à la codification de la (bien)séance. Les députés sont ainsi enrôlés dans l’apprentissage du respect des conventions spatiales et comportementales qui contribuent à la formation d’une « civilité́ parlementaire » (Fayat 2009 : 371-372). Or, il conviendrait comme nous y invitent certains auteurs de distinguer la modération « comportementale », qui découle notamment de la civilité parlementaire, de la modération « substantielle » ou idéologique, impliquant une conversion aux principes démocratiques et un renoncement à l’ancrage théologique .

Conclusion

Les tenants de l’hypothèse « inclusion-modération » considèrent que l’intégration de partis islamistes dans les institutions politiques s’inscrit dans une dynamique de conversion ou de modération de leur position. Si la participation aux institutions peut conduire à une modération des comportements, comme nous avons pu l’observer sur notre terrain, elle n’implique pas forcément un renoncement sur le plan idéologique. Au contraire, la participation peut être envisagée à des fins instrumentales (stratégiques) pour atteindre des objectifs idéologiques. A cet égard, l’analyse des débats parlementaires s’avère particulièrement éclairante pour appréhender les tenants et les aboutissants de l’engagement des députés islamistes. Les députés du GIK et de l’UIK se montrent intransigeants sur les sujets qui relèvent de la charia (les mœurs, la famille) et se réfèrent principalement à la religion et à la morale dans leurs argumentations. Les échanges parlementaires montrent à quel point la frontière entre l’action politique et l’engagement religieux est ténue chez ces derniers. L’espace parlementaire est investi par les élus islamistes comme une tribune pour atteindre une audience plus large et se présenter comme les garants des normes religieuses et des valeurs morales. Les signes de modération paraissent davantage liés à l’ordre des interactions et à un ensemble de contraintes (discursives, procédurales, institutionnelles) pesant sur les débats et moins à une hypothétique inflexion idéologique.